ARTICLE | Le concept d'Anti-Idole dans l'oeuvre de NECRONOMIDOL, ou quand la J-Pop rencontre le Black Metal



Coloré, uniforme et uniformisé, interchangeable et kawaii. Pas besoin d'être friand de la culture pop japonaise pour identifier du premier coup d'oeil un groupe d'Idole japonais. Populaires, les idoles pratiquent une musique electro-pop, où leur seule caractéristique et d'être mignonne (kawaii) ; pour ça, elles chantent et dansent et ne doivent surtout pas briser cette image de jeune-fille lisse et respectable sous tous aspects. Nous sommes loin de l'image des icônes populaires occidentales des femmes fatales. Dans sa recherche sur le concept de « kawaii », Maxime Polleri nous montre l'importance sociale exercée par cet esthétisme sur la culture visuelle. On retrouve cette idée de femme japonaise idéale dans les magazines, la télévision et la publicité ; devenu un standard, le « kawaii » est omniprésent même à travers les mangas.

Si on s’intéresse dans cette introduction à l'idée de « kawaii » c'est que pour comprendre le concept d'anti-idole prôné par Necronomidol (ネクロノマイドル), il faut saisir la dimension idéologique des signes qui constituent l'« idole japonaise » et les codes qui font sens, car ils dépassent le simple stade de la musique, leur sens premier. Comme l'explique Stuaart Hall, ils « recouvrent la façade de la vie sociale et la rendent catégorisable, intelligible, signifiante » (Hall, 1977). Les enjeux qui sous-tendent cette culture visuelle sont palpables, car elle est vue comme « une forme de régression infantile et une fuite de la réalité, allant même jusqu’à l’associer à un refus de la maturité chez la femme japonaise » (Gomarasca, 2002). Ces éléments, même s’ils sont sujets à débat, habitent et construisent l'image qui est faite du « kawaii » et des idoles, ils nous « pensent » tout autant que nous les « pensons » nous-même (Hebdige 1979). L'idéologie qui s'en dégage est essentielle à la construction de l'image que l'on se fait du « kawaii », mais inversement l'image que l'on s'en fait à une influence sur la relation que l'on va entretenir avec cet objet social.





Comme l’écrit Lefebvre, nous vivons dans une société où, « dans la pratique, les objets deviennent signes et le signes deviennent objets » (Lefebvre , 1968). Le kawaii devient un objet social qui pour Alessandro Gomarasca s'approprie le stéréotype négatif des médias, afin de le convertir en provocation : « […] plus le discours des journalistes et des observateurs condamne les adolescentes en les accusant d'être immatures et irresponsables, plus celles-ci fétichisent à l'extrême leur personnalité infantile. » (Gomarasca, 2002). C'est pour cela que l'on retrouve dans les deux premières démos de Necronomidol (ネクロノマイドル), « Ikotsu Moufubuki » (2014) et « Reikon Shoumetsu » (2014) des dessins Gore / Grind au style enfantin. Le groupe joue sur une provocation symbolique, où deux éléments ne devraient pas se mêler, la violence et l'enfance. Ces éléments esthétiques mélangés à une musique J-Pop aux éléments Black Metal et Darkwave ont avec le groupe un double-sens à la fois « légitime » et « illégitime » : les éléments J-pop et kawaii sont utilisés dans leur esthétique visuelle et musicale la plus pure mais l'ajout d'éléments Black Metal / Darkwave permettent à Necronomidol (ネクロノマイドル) de se réapproprier ces éléments pop et de les « détourner », d'exprimer ainsi une forme de résistance à l'ordre, qui les enferme dans une image J-Pop / Kawaii tout en l'excluant. Dans ce même ordre d'idée, à partir de leur single « Etranger » (2015) le groupe affirmera son identité « manga » au travers d'artworks inspirés de cette forme artistique japonaise. Necronomidol (ネクロノマイドル) décide de jouer encore plus avec ces codes : les voix d'idoles sont accompagnées de rythme Black Metal et d'Electro Horrorwave / Synthwave. Elles dépassent l'image que l'on peut avoir du Japon comme un pays culturellement « cool » et « kawaii ». Elles vont à l'encontre de ce que Douglas McGray appelle « Gross National Cool » (2002), c'est à dire un pays qui a réinventé sa superpuissance économique au travers de la musique pop, des jeux, de la mode, de la cuisine et de la japanimation.

Artwork : "Ikotsu Moufubuki" (2014)

Le parallèle avec le Black Metal est alors aisé. Lors de la seconde vague dans les années 90, le satanisme est vu par les groupes comme une conviction qui va à l'encontre de toute la société, un moyen d’échapper aux normes chrétiennes qui ont construit la Norvège actuelle. Le Black Metal cherche à détruire les cadres stricts de la société et de la religion, autrement dit et de façon simplifiée le Black Metal est une forme extrême de rébellion. L'imagerie viking qui suivra n'était pas seulement considérée comme anti-sociale et peu chrétienne, mais comme une affirmation ouverte et insolente de paganisme (Hebdige - 1979). Or au japon, le christianisme ne s'est jamais implanté à grande échelle, il n'est pas devenu une norme sociale, alors quoi de mieux si l'on veut être s'inscrire dans l'idéologie extrême du Black Metal que de faire un groupe d'Anti-idole et donc d'aller contre les conventions qui construisent la société japonaise aujourd'hui. L'image de l'Idole-objet sera d'ailleurs mêlée au symbole occulte du pentagramme dans « Exitium » (2015), où la représentation du groupe est faite par des poupée puis par leurs corps, qui prennent les mêmes positions. Là encore la musique est à contrecourant de ce qui se fait entendre dans les groupe de J-Pop, Necronomidol (ネクロノマイドル) joue avec des influences Heavy Metal, Black et horrifique comme le montre le nom du groupe inspiré directement du "Necronomicon", ouvrage légendaire dans l'oeuvre de HP. Lovecraft. A travers ces éléments elles détruisent cette hégémonie symbolique construite par les managers et les producteurs des groupes d'Idoles.



L'imaginaire et la musique de Necronomidol (ネクロノマイドル) n'en oublient pas leurs influences J-Pop (au sens large du terme), et séduisent par ce que Anne Allison définit comme une séduction qui s’enracine dans un imaginaire où c’est la différence en elle-même qui est reine, dans un univers sans limites, qui se divisent sans cesse pour se réassembler en de nouvelles combinaisons (2008). Mais c'est là tout le double discours de nos anti-idoles, l’utilisation d'éléments J-Pop n'est pas la seule chose qui définit leur démarche et les éléments, Heavy Metal, Black Metal ou encore Synthwave tranchent avec l'esthétique définie par la J-Pop, où les êtres qui la représentent sont des entités malléables et interchangeables. L'utilisation de musique plus « extrême » et « sombre » – notamment le Black Metal et la Darkwave – retrace la frontière entre les idoles-objet et les êtres vivants, elles ne sont pas une prothèse, ni une partie du corps de leurs fans. Cette démarche va à l'encontre de l’existence même des idoles qui cherchent à « ré-enchanter l’univers quotidien, mais plus encore il assure la reproduction du capitalisme consumériste en commercialisant des produits qui donnent du plaisir, qui permettent d’oublier le stress du quotidien et d’éprouver la chaleur » ( Anne Allison - 2008). Selon l’anthropologue japonais Nakazawa, qui s'intéresse aux biens de consommations, trois facteurs expliquent pourquoi des objets comme les groupes d'idoles sont à la fois si populaires et lucratifs, à savoir : la portabilité – la musique est devenue aussi nomade que nous –, ensuite leur capacité à générer ce qu'il qualifie de « dépendance frénétique », il suffit de voir l'importance des médias qui relayent les infos « people » des idoles, mais aussi la vertu apaisante de tels groupes. Ces derniers étant tous standardisés et en accord avec l'idée que se font les japonais de la femme. Une fois encore Necronomidol (ネクロノマイドル) au travers de son esthétique est à la fois dans la J-Pop et hors de celle-ci. Bien que le groupe s'inscrive dans une esthétique musicale proche de la J-Pop, ses autres influences les font s'en détacher en partie. En revanche on pourrait penser que leur esthétique manga kawaii / gore joue aussi sur ces deux formes symboliques mais ce serait oublier des mangas populaires comme Bokusatsu tenshi Dokuro-chan (撲殺天使ドクロちゃん), ce light novel (ライトノベル, raito noberu) est l'exemple typique du mélange kawaii / gore puisqu'il met en scène des magical girls ultra-violente. Leur EP « Dawnslayer » (2017) s'inscrit dans cette esthétique populaire dans le milieu du manga.

Artwork : "Dawnslayer" (2017)

Même si les membres de Necronomidol (ネクロノマイドル) s'inspirent clairement du manga, elles ne peuvent être réduites à l'idée de « groupe d'idole pour fan de mangas gore et kawaii ». Leur premier album « Nemesis » (2016), réinvente à travers cette esthétique ce qui a été arraché et perdu avec l'avènement du capitalisme industriel, cet « inconscient primitif » (expression que Nakazawa emprunte à Claude Levi-Strauss), c’est à dire l'animisme japonais qui considère les dieux, les fantômes et les démons comme des formes de vie où « les signes plus sordides deviennent […] des signes de grandeur. » (Genet - 1949). Le kawaii et la J-Pop sont des vecteurs de la transformation sociale transmis par les médias (mangas, groupe d'idole etc...) mais réinterprété via le prisme anti-idole de Necronomidol (ネクロノマイドル).

On pourrait penser que la musique a été mise de côté, mais il n'était pas question ici de chronique, mais bel et bien de voir l'importance de l'esthétique dans la musique de Necronomidol (ネクロノマイドル). Une esthétique que l'on retrouve autant dans la musique que dans les visuels. Ce double visage se déploie autour de références J-Pop ambigues renvoyant tout à la fois à des situations réelles et imaginaires, décrivant un univers esthétique et musical saturé d'idéologie où l'apparence et la musique sont synonymes.




Merci à Flo de Specific Recording et Matthieu pour l'aide apportée lors de l'écriture de l'article.

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Morgan
BIBLIOGRAPHIE :


  • Koichi Iwabuchi, « Au-delà du « Cool Japan », la globalisation culturelle... », Critique internationale 2008/1 (n° 38), p. 37-53.
  • Anne Allison, « La culture populaire japonaise et l'imaginaire global », Critique internationale 2008/1 (n° 38), p. 19-35.
  • Maxime Polleri, « Le kawaii : répercussion d’un idéal culturel et médiatique sur l’identité féminine japonaise », Master en Anthropologie, sous la direction de Bernard Bernier, Montréal, Faculté des Arts et des Sciences, 2013, 117 p.
  • Dick Hebdige, « Sous-culture. Le sens du style », Paris : La Découverte, 2008, 154 p.

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