Live Report | King Crimson @ Salle Pleyel, Paris, le 04/12/16



Le moins que l'on puisse dire, c'est que la salle Pleyel, confortablement située dans les quartiers luxueux entourant l'arc de triomphe, n'est pas franchement l'endroit le plus rock and roll de Paris. Récemment reconverti dans les musiques actuelles, l'ex-bastion des concerts de musique classique accueille pourtant ce soir le premier pilier du rock progressif anglais, les incontournables King Crimson - ou peut-être plutôt l'incontournable tête pensante qu'est Robert Fripp, puisque hormis le saxophoniste et flûtiste Mel Collins, aucun autre musicien des débuts du groupe n'est présent ce soir. Un état de fait plutôt logique, lorsqu'on connaît les infinies péripéties qu'a connues la formation anglaise depuis 1969. 


Une majorité de compositions dont l'écriture s'est faite sans les musiciens de la soirée, dans une salle ne comportant que des places assises, avec une entracte prévue : sans doute n'est-on pas si loin que cela d'un concert de musique classique, diront peut-être ceux qui continuent de ne voir King Crimson que comme le représentant d'un art cérébral et froid, proposé par et pour des intellectuels. 

Les premiers sons du concert font valser un tel a priori. Trois batteurs occupent le devant de la scène, et ouvrent seuls la soirée, dans un trio rythmique plus proche du rite tribal que de l'introduction d'un concert d'une musique occidentale. La répartition spatiale des batteries associée à la synchronisation millimétrée des instrumentistes crée un ensemble rond, lourd, mais surtout menaçant, et définitivement vivant, presque organique. 

L'arrivée des quatre autres musiciens enclenche une véritable machine infernale. Se déploie alors une violence bien propre au groupe, ancrée dans un jazz sauvage, à la fois pesant et versatile grâce à la grande liberté de Mel Collins. Les instrumentistes font preuve d'une précision hors du commun, et semblent fonctionner comme un gigantesque automate, dont la complexité des rouages ne cessera d'éblouir pendant les trois heures de concert. Automate, oui, qui sans être chaleureux n'en est pas moins rempli de vigueur, d'âme, d'expressivité. Le public ne s'y trompe pas, et ne retient pas ses cris de joie lorsque les sonorités cuivrées entraînantes de "Pictures of a City" se mettent à résonner, par exemple. L'émotion des spectateurs, souvent fidèles au groupe depuis maintenant plus de 40 ans, est évidente lorsque les classiques des premières années de King Crimson sont joués. 

La rare richesse de l'avalanche de passions déversée par la puissance sonore du groupe n'est pas uniquement due à la nostalgie déclenchée par les titres les plus anciens. Loin de se reposer sur des lauriers acquis depuis des décennies, les musiciens parviennent à insuffler une énergie nouvelle aux morceaux. L'instrumentation diffère souvent de celles des versions studios, notamment sur les compositions les plus intenses et émouvantes. La bouleversante "Epitath" gagne ainsi en clarté, même si le mellotron n'a pas un son aussi enveloppant que sur la version originale. Jakko Jakszyk, par son chant très articulé, fait encore monter l'émoi d'un cran en déclamant les textes avec une sincérité désarmante ; faire oublier Greg Lake - ou presque - sur "Epitath", ce n'était pourtant pas gagné. En écrivant ces lignes, je ne contiens pas une pensée émue pour Mr Lake, dont la voix prodigieuse s'est éteinte il y a quelques jours ; il sera, et est déjà regretté. 

Ne nous attachons néanmoins pas seulement au passé de King Crimson. Les compositions plus récentes sont elles aussi fondamentales dans la construction de ce concert fait aussi bien de riffs incisifs que de grandes envolées à la limite du free jazz. Des titres comme "Level Five" atteignent en live une puissance frôlant le délire. La complexité du jeu combiné des trois batteries fait tourner les têtes, mais ne noie jamais le reste de l'instrumentation. Gavin Harrison, dont vous aurez entendu parler pour son travail avec Porcupine Tree, tient généralement le beat avec une assurance à toute épreuve, tandis que Pat Mastelotto remplit les contre-temps de ses toms résonants et que Jeremy Stacey, au centre de la scène, illumine le tout de broderies toujours cohérentes. L'un des moments les plus enthousiasmants du concert est sans doute l'improvisation de ces trois maîtres sur quelques notes données par un Tony Levin visiblement amusé, et pour cause : les batteurs, qui jouaient jusqu'alors comme un seul homme, se renvoient maintenant la balle avec humour et brio, se caricaturent mutuellement, et édifient ensemble des constructions rythmiques démentielles. Les sourires sont sur tous les visages, et l'on sent bien que ce n'est qu'au second degré que Mastelotto, Stacey et Harrison jouent à qui sera le plus rapide, le plus précis, le plus exubérant. 

À côté de sections rythmiques aussi enivrantes, un mystère insoluble de King Crimson persiste encore : ce contraste entre une musique infiniment stimulante, et un Robert Fripp immobile, grave, chef d'orchestre plus que discret, assis dans le coin au fond de la scène. Hiératique, ce petit homme svelte continue de surprendre par l'étendue de sa palette sonore. Sa guitare semble souvent doubler les instruments de Mel Collins, en adoptant tantôt un son cuivré, tantôt une légèreté et une fluidité que l'on méprendrait presque pour celles d'une flûte. 

Collins, justement, est essentiel dans la perception renouvelée des classiques du groupe. Il est le plus émancipé des versions originales, et nous perd dans ses longs soli touffus et virtuoses, afin de mieux nous prendre par surprise lorsqu'il revient à la partition. Application finalement typique de l'esprit d'improvisation du jazz, mais tellement efficace lorsqu'il est appliqué à des morceaux aussi cultes que "The Court of the Crimson King", que le public connaît par coeur depuis si longtemps. 

En clair, la musique de King Crimson n'a pas pris une ride. Au contraire. Elle entre dans une nouvelle vie, plus agressive, avec cette section rythmique monstrueuse si bien valorisée par le placement des trois batteurs au premier rang de la scène. La configuration scénique du concert est très parlante : tout est pensé en termes de qualité sonore, et non de mise en avant du chanteur ou du leader du groupe. Tout en étant l'une des formations progressives les plus énergiques musicalement, King Crismon est un orchestre qui propose un concert, et non un groupe qui fait un show. Le seul et unique effet de spectacle de la soirée est d'ailleurs un changement de couleur des lumières, pendant l'incomparable "Starless". Tout cela s'explique très simplement. King Crimson, dont aucun des membres n'aura adressé la parole au public de tout le concert, n'a rien à dire, mais tout à montrer et à faire sentir. Pour Robert Fripp, "la musique est en soi un langage d'un ordre supérieur" : l'art de King Crimson est une musique pure, qui se suffit à elle-même, et se passe de commentaires verbeux. 

La nature très particulière de ce concert, par contraste, rend encore plus touchant le rappel. Avant de terminer par un mordant "21st Century Schizoid Man", le groupe joue en effet un lumineux hommage à David Bowie, avec "Heroes", sur laquelle la guitare est tenue par Fripp dans la version studio. La chaleur, la certaine simplicité pop et l'optimisme de ce morceau produit un véritable effet de clair-obscur avec la démonstration de force et de technique de presque trois heures à laquelle l'on venait d'assister. 

"We can be heroes, just for one day"... Pour une soirée, le Roi Pourpre est apparu comme ce qu'il est et a toujours été : la formation la plus solide, la plus intransigeante, la plus moderne du rock progressif, et par là-même le héros d'une scène qui n'en finira jamais de nous éblouir.



Setlist :
Hell Hounds of Krim
Pictures of a City
Lizard (extrait : Dawn Song)
Suitable Grounds for the Blues
The Construktion of Light
The Court of the Crimson King
The Letters
Interlude
Radical Action (To Unseat the Hold of Monkey Mind)
Meltdown
Radical Action II
Level Five

(Entracte)

Peace : an End
Cirkus
Indiscipline
Epitath
Easy Money
Devil Dogs of Tesselation Row
Lark's Tongue in Aspic, part one
The Talking Drum
Lark's Tongue in Aspic, part two
Starless

(Encore)
Heroes (reprise de David Bowie)
21st Century Schizoid Man

(Jeremy Stacey ne jouant avec le groupe que depuis peu, il n'est pas présent sur cette photo)


Marion





Commentaires

  1. Marion a ce don rare de jouer de sa plume et des mots comme Caravagge de son pinceau et de sa palette ...

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