Harris Johns et Kalle Trapp, deux visions du Speed Metal allemand

Au début des années 80, la référence absolue en matière de son metal en Allemagne de l'Ouest s'appelle Dieter Dierks, fondateur des Dierks Studios à Cologne. Issu de la vague kosmisch du début 70 (improprement appelée "krautrock" par la presse anglophone), Dierks peut être vu comme le meneur sonore du versant rock et riffé de ce courant, tandis que son homologue Konrad "Conny" Plank, maitre des légendaires Conny's Studios également à Cologne, en était le versant plus électro-indus pré-new wave. C'est d'ailleurs sous la houlette de Dierks qu'un des groupes nés de la vague kosmisch, Scorpions, évolue à partir de 1975 vers un style nettement plus hard rock, voire heavy metal, et rencontre le succès. L'essor de Scorpions y est pour beaucoup dans la popularisation du heavy metal en Allemagne de l'Ouest, qui voit ensuite une nouvelle figure influente émerger, Accept. Après des débuts prometteurs mais parfois compliqués techniquement, Accept gagne le droit d'enregistrer dans les Dierks Studios, véritable temple du heavy metal ouest-allemand à l'époque, et connait son heure de gloire en 1982 avec la sortie de l'album Restless And Wild, dont le morceau "Fast As A Shark", speed metal à la fois musclé et épique, produit l'effet d'une bombe dans le pays. Conjugué à la popularité de la NWOBHM, en particulier Venom, Angel Witch, Raven ou Tank, le succès d'Accept entraine la formation de nombreux jeunes groupes séduit par cette forme rythmée et nerveuse de heavy metal. Deux tendances se dessinent alors: certains de ces groupes semblent vouloir privilégier le côté mélodique et épique du genre, tandis que d'autres veulent en corser les côtés les plus agressifs et sombres. Rien n'est cependant très tranché, et de nombreux groupes végètent entre ces deux tendances, au point que la scène speed metal ouest-allemande du milieu des années 80 forme un ensemble à la fois hétéroclite et très compact, dans lequel tout le monde fréquente les mêmes studios, les mêmes producteurs et les mêmes salles.


Kalle Trapp et Harris Johns : Les Architectes du Son Speed Metal Ouest-Allemand

À l'instar de Konrad Plank et Dieter Dierks dans les années 70, deux figures émergent peu à peu comme les principaux artisans de ce qui deviendra le son speed metal ouest-allemand, Karl-Heinz "Kalle" Trapp et Harris Johns. Ingénieurs-son de formation, les deux hommes montent en grade au fil du temps, jusqu'à se voir confier leurs premiers albums en tant que producteurs en chef au milieu des années 80. Le premier, Kalle Trapp, fonde son propre studio en 1984 à Münster, les Karo Studios, et entame sa riche carrière en produisant les premiers albums de Mad Max, un groupe heavy-speed mordant nettement vers le power metal, gorgé de refrains épiques et d'envolées fantasques, bien que conservant une férocité très speed-thrash. Quant à Harris Johns, il fonde son studio Musiclab à Berlin-Ouest en 1978, et consacre ses premières années à enregistrer ou produire des démos punk, new wave ou encore très teinté de kosmisch, avant de s'adjoindre à la vague speed metal à partir de 1983-84,. Il entre ainsi de plain-pied dans le metal en produisant les premiers albums de Grave Digger, qui officiait alors dans un speed metal certes encore très NWOBHM dans l'âme mais nettement plus brut et musclé que celui de Mad Max. On devine alors les contours de ce que va être l'opposition de style entre les deux hommes : l'un, issu des canaux heavy metal traditionnels, privilégiera les productions claires et les mélodies, tandis que l'autre, issu du punk et de courants plus abrasifs, privilégiera les productions plus sales et les styles plus extrêmes. La réalité sera cependant un peu plus complexe, et cette opposition doit plus être vue comme une tendance générale, pleine d'exceptions dans les deux cas, que comme une règle infaillible.

L'Ascension et l'Influence Internationale de Trapp et Johns

L'ascension est tout cas fulgurante pour les deux hommes, et les noms de marque affluent à grande vitesse dans leurs antres respectives, d'abord ouest-allemands puis internationaux. Harris Johns produit en effet le premier album de Helloween, Walls Of Jericho, en 1985, lui fournissant un son lourd et abrupt collant parfaitement avec le registre encore très nerveux du groupe, mais la collaboration ne durera pas, Helloween optant pour des producteurs au son plus léché pour ses albums ultérieurs, nettement plus power metal. C'est véritablement en 1986 que Johns s'impose comme la référence absolue en matière de son thrash brut dans son pays, en produisant quelques uns des albums les plus emblématiques du genre tels Pleasure To Kill de Kreator, Possessed By Fire d'Exumer ou Zombie Attack de Tankard. Si là encore, la collaboration n'ira pas plus loin avec les deux premiers cités, c'est une longue histoire qui démarre avec Tankard, dont Harris Johns produira quasiment tous les albums de 1986 à 2000. Fin 1986, c'est un autre géant en devenir qui sollicite Johns, le trio Sodom, à la recherche d'un producteur professionnel après l'enregistrement chaotique de son premier album Obsessed By Cruelty. Johns relève le défi et offre au groupe un son à la fois corrosif et limpide, mettant parfaitement en valeur les compositions du groupe tout en contribuant à leur aura maléfique et extrême. Johns produira tous les albums du groupe de 1987 à 1992, et les difficultés sonores rencontrées par le groupe après cela le conduiront à renouveler sa confiance à Johns entre 1997 et 2001. Notons d'ailleurs que pour l'album Tapping The Vein de 1992, Sodom et Harris Johns n'enregistrent pas au Musiclab de Berlin comme d'habitude, mais aux Dierks Studios de Cologne, le studio pionnier du metal ouest-allemand où Scorpions a construit sa légende, la boucle est bouclée.


De son côté, bien que déjà très occupé par Mad Max, Kalle Trapp commence également à remplir son CV de quelques formations à la jonction du thrash et du power metal, comme Iron Angel en 1986, et surtout Blind Guardian à partir de 1988. Séduit par sa synthèse parfaite des aspects épiques et agressifs du speed metal, Trapp fournit à cette troupe fantasque un son en acier, d'une clarté sans faille mais sans étouffer la hargne qui se dégage des compositions. La collaboration durera jusqu'en 1992, à l'issue de quoi Blind Guardian partira à la recherche d'un son moins estampillé speed-thrash allemand. Dans la même veine, Trapp produit le premier album de Sieges Even en 1988, Lifecycle, qui combine également agressivité thrash et aspirations progressives, un disque qui gagnera vite un statut culte auprès des amateurs de speed/thrash allemand, sans avoir le succès de Blind Guardian. Bien que globalement plus orientée speed mélo-power, la production si iconique de Kalle Trapp et le son limpide des Karo Studios séduisent aussi les groupes plus extrêmes. Ainsi, en 1987, lorsque Destruction entreprend de professionnaliser le son de ses albums, c'est bien Trapp qu'ils sollicitent, ce qui aboutit à l'album Release From Agony, un disque moins brut de décoffrage que ses deux prédécesseurs et dont le son si caractéristique sert parfaitement les compositions plus complexes du groupe. C'est également Trapp que sollicitent les ovnis suisses de Drifter pour leurs deux premiers albums, Reality Turns To Dust en 1988 puis Nowhere To Hide en 1989. Originellement ancrés dans un heavy metal très NWOBHM, le groupe avait évolué au fil des démos vers un style plus agressif et thrashy, tout en incluant quelques éléments folkloriques qui anticipait presque ce que feront des groupes comme Skyclad peu de temps après. La production à la fois limpide et glaciale de Trapp convient en tout cas parfaitement à Drifter, qui ne percera malheureusement pas malgré l'aide de leur compatriote Thomas Gabriel Fischer de Celtic Frost, qui en plus de promouvoir le groupe, a même dessiné son logo.

L'internationalisation du son metal ouest-allemand

Le succès des albums de KreatorSodomTankard et Exumer fournit à Harris Johns un crédit énorme dans les scènes metal extrêmes, crédit qui commence à déborder sur les pays voisins. Ainsi, en 1987 ce sont les Suisses de Coroner qui débauchent Johns pour l'enregistrement de leur premier album RIP, suivis par les Néerlandais de Pestilence en 1989 et leur album Consuming Impulse, dont on reparlera plus loin. Le succès du thrash ouest-allemand sur le continent américain amène également pas mal de formations outre-atlantique à solliciter les talents de Johns, tels les Canadiens de Voivod, épatés par Pleasure To Kill en 1986, et dont Johns produit les albums Killing Technology en 1987 puis Dimension Hatröss en 1988, puis les Brésiliens de Ratos de Porão dont il produit Brasil en 1989 et Anarkophobia en 1991. Johns séduit même quelques-uns des premiers groupes de death metal, les voisins de Pestilence d'abord comme on l'a déjà évoqué, puis les Américains d'Immolation dont il produit le premier album Dawn Of Possession en 1991. Cette renommée internationale ne nuit pas aux groupes locaux pour autant, et Johns reste une figure de premier plan au début des années 90, comme le montre son travail de production remarquable sur les premiers albums de Depressive Age, formation thrash aux accents gothiques et indus, qui permet au bonhomme de faire le pont entre ses premiers amours new wave et kosmisch, et son attrait ultérieur pour le thrash.

Comme pour Johns, la réputation de Trapp dépasse vite les frontières de l'Allemagne de l'Ouest et de ses proches voisins, bien qu'elle touche des groupes plus heavy/speed que thrash ou death. Ainsi, en 1990, ce sont les Anglais de Saxon en personne qui se présentent aux Karo Studios, fraichement déménagés de Münster à Brackel près de Hambourg, pour produire leur prochain album Solid Ball Of Rock. Le groupe sort alors d'une période trouble, durant laquelle il n'est pas parvenu à se faire une place dans le panorama metal de l'époque, pas assez FM pour le glam metal et trop traditionnel pour le thrash metal, un problème qui a plombé bon nombre de formations NWOBHM de la même génération. Désireux de renouer avec leurs origines brutes et la férocité speed metal qui pouvait animer leurs premières compositions, les Anglais optent donc pour Kalle Trapp, et s'offrent une véritable renaissance durant les années 90, avec comme point culminant Unleash The Beast en 1997, un disque lourd et percutant dont la force de frappe est décuplée par la production toujours aussi précise et puissante de Trapp. En 1995, c'est une légende encore plus ancienne du heavy metal anglais, Uriah Heep, qui s'offre les services de Trapp pour donner un coup de jeune à sa musique, ce qui aboutit à la sortie de See Of Light. Le groupe ayant énormément contribué à poser les bases du metal, et notamment ses composantes progressives, dès le début des années 70, il est assez logique que ce disque présente de fortes inclinaisons power/prog metal, un héritage parfaitement actualisé par la production de Trapp.


Bien évidemment, Johns et Trapp étant sans doute les deux producteurs les plus prisés du pays, il est parfois arrivé qu'un groupe en sollicite un puis l'autre, et c'est généralement là que les différences entre leurs approches respectives se sont montrées les plus évidentes. L'un des premiers exemples est celui d'Assassin, formation thrash assez brutale et extrême, qui enregistre son premier album The Upcoming Terror en 1987 sous la houlette de Kalle Trapp. L'expérience se révèle délicate, et les membres du groupe se plaignent à répétition du son trop clair de Trapp et de son effet neutralisant sur leurs compositions sauvages. L'album sort tout de même, mais le résultat final déçoit les membres du groupe, qui se tournent alors vers l'option la plus évidente, Harris Johns, pour leur second album Interstellar Experience. Cette fois, le son, plus brut, est à la hauteur des attentes du groupe, et le disque acquiert vite un statut culte après sa sortie en 1988, bien que loin du succès des pointures telles Kreator, Destruction ou Helloween. Un cas semblable est celui de Pestilence, qui traverse la frontière néerlando-allemande en 1988 pour enregistrer son premier album Malleus Maleficarum. Ils optent pour Kalle Trapp, dont le son là encore très limpide draine une bonne partie de la rage pré-death metal des compositions et les fait sonner plus heavy-thrash, au grand dam de la bande, bien que l'album ait encore de nombreux admirateurs. Dans leur processus de radicalisation sonore, les Néerlandais sollicitent Harris Johns, et sortent Consuming Impulse dans la foulée en 1989, un disque nettement plus extrême que son prédécesseur aussi bien dans le son que les compositions, qui fait entrer de plain-pied le groupe dans la sphère death metal émergente. Cependant, toute règle a fatalement une exception, et dans le cas présent, l'exception porte un nom fort à propos, puisqu'elle s'appelle Paradox. Comme Pestilence et Assassin, Paradox porte son choix sur Kalle Trapp pour la sortie de son premier Product Of Imagination en 1987, un album thrash coincé entre la force brute des Kreator ou Sodom et le côté plus aéré et mélodique des Rage ou Blind Guardian, le tout avec une production quasi identique à celle de Release From Agony de Destruction, au point qu'on peinerait à les distinguer sur quelques secondes de séquences instrumentales. Pour son second album Heresy en 1989, Paradox évolue vers un thrash nettement plus raffiné, voire progressif, gorgé de mélodies épiques et de lignes vocales plus claires bien que toujours très mordant dans les riffs. Et pourtant, c'est bien Harris Johns qui est chargé de la production dans son Musiclab berlinois, temple du pôle extrême pré-death/black du speed metal allemand. Le bonhomme réussit à merveille sa mission, offrant au groupe un son parfaitement adapté à ses compositions. Le cas Paradox montre ainsi qu'aussi bien Trapp que Johns étaient capables de s'aventurer hors de leur zone de confort, et qu'il serait trop simpliste de considérer l'un comme le producteur "power/speed mélo" et l'autre comme le producteur "thrash/death".

L'Héritage Durable de Trapp et Johns

En véritables orfèvres sonores, Kalle Trapp et Harris Johns ont régné en maitre sur la production speed metal ouest-allemande du milieu 80 au début 90. Il va sans dire que d'autres producteurs ont également apporté leur pierre à l'édifice, comme Ralph Hubert, bassiste à plein temps chez Mekong Delta mais également producteur de bon nombre de disques aussi bien de Mekong Delta eux-mêmes que de Rage, Holy Moses, Living Death ou Edguy, qu'on pourrait largement considéré comme le troisième plus important producteur du pays derrière Trapp et Johns. Mais en fondant leurs propres studios, en y établissant une identité sonore immédiatement reconnaissable, et en attirant les plus grandes pointures aussi bien nationales qu'internationales, Trapp et Harris ont lourdement contribué à écrire quelques une des pages les plus glorieuses de l'histoire du heavy metal, et offert chacun un écrin sonore éclatant aux compositions de toutes les formations speed, thrash, power ou death talentueuses qui proliféraient à cette époque.

Leur influence va cependant décliner au fil des années 90, à l'image des mutations profondes du paysage metal au changement de décennie. Aux États-Unis, l'évolution du thrash metal vers un registre plus groove-alternatif se fait beaucoup sous la houlette du producteur Terry Date (Pantera, Overkill, Soundgarden etc), tandis que Scott Burns, roi des Morrisound Studios de Tampa en Floride, s'impose comme la référence ultime du son death metal outre-atlantique, attirant des formations aussi bien américaines que du reste du monde (Obituary, Malevolent Creation, Sepultura, Napalm Death, Pestilence, Loudblast etc). En Europe, le Suédois Tomas Skogsberg, établi aux Sunlight Studios de Stockholm, devient très rapidement la principale alternative cisatlantique aux Morrisound Studios de Scott Burns, créant un son lourd et cisaillant, le fameux "buzzsaw", qui fera la renommée du death metal suédois des Entombed, Grave, Dismember, At The Gates etc. En Allemagne, c'est le Polonais de naissance Waldemar Sorychta (affectueusement surnommé "Waldi BVB" en référence à son amour pour le club de football de sa ville d'adoption, le Borussia Dortmund) qui s'impose rapidement comme la référence européenne du metal extrême, produisant dans ses mythiques Woodhouse Studios de Dortmund les albums de groupes tels Unleashed, Moonsorrow, Samael, Tiamat ou Sentenced. Côté power metal, Sascha Paeth, fondateur des Gate Studios de Wolfsburg, récupère une bonne partie des groupes héritiers des poulains de Kalle Trapp, tels Angra, Rhapsody ou Kamelot. Ainsi, l'activité de Kalle Trapp et Harris Johns ralentit considérablement dans cette décennie, bien que plusieurs de leurs plus fidèles collaborateurs continuent de leur accorder leur confiance, en témoigne le retour en urgence de Johns chez Sodom en 1997 pour résoudre les problèmes sonores rencontrés après la fin de leur collaboration. Ils finiront par prendre leur retraite au cours des années 2000, laissant derrière eux un CV bien rempli et riche de sorties à la fois brillantes et variées, brassant large dans le spectre du metal, et n'ayant rien perdu de leur immense popularité auprès des fans du monde entier depuis leurs sorties. Rien que pour ça, merci pour tout !
____________________________
Mohamed Kaseb

Commentaires