Réenregistrement et Réhabilitation : Le Cas "Morbid Visions" 2023 de SEPULTURA

Si le réenregistrement de vieilles chansons existe depuis des décennies, le passage au 21ème siècle a vu un changement conséquent d'approche, en particulier dans la sphère metal "classique" (comprendre heavy, speed, thrash, power, doom, extrême pré-death/black). En effet, auparavant, lorsqu'un artiste réenregistrait une de ses vieilles chansons, c'était le plus souvent pour remettre en lumière des morceaux de début de carrière qu'il jugeait d'excellente qualité mais qui n'avaient pas pu bénéficier d'une promotion suffisante ou d'une qualité d'enregistrement satisfaisante. Il s'agissait donc plus d'une opération de réhabilitation plutôt que d'une démarche nostalgique. Parmi les exemples les plus connus, il y a bien sûr Bob Marley, qui n'a eu cesse de réenregistrer ses classiques des années 60 à début 70 après l'envol international de sa carrière en 1973. Pour citer un exemple plus récent et plus métallique, il y a évidemment Suffocation, qui n'a jamais digéré la production ratée de son pourtant excellent Breeding The Spawn de 1993, et qui a depuis inclus dans chacun de ses albums une version réenregistrée d'un des titres de son 2e disque.

Quoiqu'il en soit, que ce soit Bob Marley, Suffocation ou les nombreux exemples du même genre, l'idée phare était de réhabiliter un passé qu'on jugeait imparfait, en s'appuyant sur les atouts d'un présent qu'on jugeait plus abouti. Et c'est là toute la différence avec la vague de réenregistrements apparue dans les années 2000 dans le metal classique, en particulier le thrash et ses nombreux albums de réenregistrement. Car que ce soit First Strike Still Deadly de Testament en 2001, Thrash Anthems de Destruction en 2007 ou Let There Be Blood d'Exodus en 2008, il n'y avait pas grand-chose à réhabiliter tant les albums concernés, généralement sortis entre 1985 et 1990, étaient unanimement considérés comme des classiques intouchables, qui plus est sortis en plein âge d'or aussi bien artistique que médiatique du thrash. En outre, si la production de ces albums était parfois un peu âpre, elle était tout de même l'œuvre de quelques-unes des plus grosses pointures sonores de l'époque (Alex Perialas pour Testament, Kalle Trapp pour Destruction, Mark Whitaker pour Exodus), et faisait largement justice aux compositions tant elle combinait clarté et rugosité. Les versions réenregistrées, certes très propres, perdaient de l'avis de beaucoup une bonne partie du charme de l'époque, et ajoutaient des artifices franchement pas nécessaires, voire contre-productifs (en particulier chez Destruction pour qui l'excès de clarté sonore est réellement délétère). Pis, cette démarche envoyait un message assez négatif sur l'avenir du thrash, car elle suggérait qu'il ne restait au genre que la nostalgie de ses années de gloire, et c'est d'ailleurs dans cette direction que bon nombre de formations thrash, anciennes comme nouvelles, persistent encore aujourd'hui.


Et donc, une si longue introduction pour dire quoi ? Car le sujet du jour, ce n'est ni Bob Marley ni Destruction, mais bien Sepultura, ou plutôt les frères Cavalera réunis sous le nom de Cavalera Conspiracy, qui en 2023 ont décidé de réenregistrer leur premier album Morbid Visions, sorti en 1986. De prime abord, on pourrait être tenté de ranger cette démarche dans la même catégorie que les précédentes citées, un classique thrash (voire death/black) de 1986 réenregistré en 2023 avec des moyens modernes par une fratrie dont la carrière est déjà bien tassée, à ce stade, même pas la peine d'aller plus loin, on ne risquerait pas de trouver grand-chose de plus enthousiasmant que les ennuyeuses et déshumanisées versions 2008 de Bonded By Blood d'Exodus. Et pourtant, quand on y réfléchit mieux, le cas est différent, et se rapproche davantage de la démarche de Bob Marley, et pas seulement à cause des dreadlocks de Max. Car si personne ne conteste le statut culte de Morbid Visions, ni son influence considérable sur le développement des courants death et black metal ultérieurs, force est de constater qu'il a été enregistré par un groupe très jeune, pas encore sûr de son art et avec une production des plus rudimentaires, même pour les standards du metal extrême. Le groupe en était d'ailleurs probablement conscient dès 1987, car il a réenregistré l'un des meilleurs titres de Morbid Visions, "Troops Of Doom", sur son 2e album Schizophrenia, qui montrait des progrès substantiels aussi bien dans la qualité d'exécution que de production par rapport à son prédécesseur.

Et donc, et donc, il la crache sa pastille ? Bien ou pas bien ce Morbid Visions 2023 ? Autant le dire tout de suite, j'ai rarement été aussi épaté par un album réenregistré ! Les frangins sont parvenus à atteindre un équilibre pourtant difficile entre respect de l'aura culte de l'œuvre originale et réhabilitation. Côté production d'abord, le son est parfait, il bénéficie d'une clarté inaccessible au Sepultura de 1986, mais ne tombe pas dans les travers de la production metal moderne sauce Nuclear Blast remplie d'artifices numériques et déshumanisée. En clair, la production est suffisamment nette pour apprécier chaque instrument et chaque ligne vocale, mais suffisamment sombre pour préserver l'ambiance sauvage et maléfique de l'œuvre d'origine. Côté musique, là encore, tout est parfait. La frappe de batterie d'Igor est d'une précision chirurgicale, mais ne perd pas non plus cette frénésie juvénile qui animait ses premiers enregistrements. Max est quant à lui intenable, et sa sauvagerie sonne incroyablement authentique malgré les 37 ans qui séparent l'original du réenregistrement. Et surtout, autre point fort, quel plaisir de savourer des riffs aussi tranchants et inspirés avec une production plus limpide. Car si Morbid Visions souffrait parfois d'amateurisme dans la qualité d'exécution et de production, le talent et la créativité étaient eux bien là, et les compositions avaient clairement tout pour devenir des classiques tant elles étaient bien pensées. Que ce soit "Mayhem", "Troops Of Doom", "Morbid Visions", "Show Me The Wrath" ou "War", on a beau les connaître par cœur, on ne peut pas s'empêcher de sauter partout en découvrant ces versions réenregistrées, comme si on les redécouvrait sous un jour nouveau.


Pour résumer, si la plupart des groupes de thrash des années 80 réussissaient l'exploit de neutraliser complètement l'énergie et la férocité de leurs classiques sur leurs albums réenregistrés des années 2000, les frères Cavalera évitent savamment tous les pièges de cette démarche ô combien glissante, et signent un Morbid Visions 2023 franchement épatant ! Comme déjà mentionné précédemment, la différence profonde entre la démarche des frangins brésiliens et celle de la plupart des groupes de thrash des années 80 réside dans le statut de l'album réenregistré. Il aurait certes été assez peu pertinent de réenregistrer des classiques à la popularité unanime tels Beneath The Remains ou Arise, mais en choisissant Morbid Visions, Max et Igor laissent clairement entendre que l'objectif n'est pas de recapitaliser sur leur gloire passée, mais plutôt de revisiter une œuvre de jeunesse avec le recul de l'âge et d'une carrière riche, sans trop en faire, et surtout sans en trahir l'esprit originel. Signalons qu'un an quasiment jour pour jour après la sortie de ce Morbid Visions 2023, c'est un autre réenregistrement, celui de Schizophrenia, qui est paru, ce qui fera peut-être l'objet d'un prochain article, bien que dans ce cas le besoin de réhabilitation soit nettement moins évident que dans le cas de Morbid Visions
Auteur : Mohamed Kaseb

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