Article | La genèse d'une icone: quand SIOUXSIE AND THE BANSHEES a révolutionné le rock


Si tous les albums traités dans cette rubrique ont eu une influence considérable sur les courants musicaux des années 80 et même au-delà, celui dont il est question aujourd'hui fait sans doute partie des plus essentiels tant il a changé à jamais la face de ce qu'on appelle le rock. On résume parfois à tort Siouxsie and the Banshees comme une excroissance des Sex Pistols qui aurait ensuite pris son envol, l'incarnation la plus littérale possible du mot "post-punk", mais en réalité beaucoup des éléments qui ont fait la grandeur révolutionnaire de ce groupe sont à chercher dans le bagage des musiciens avant même qu'ils découvrent la bande à Johnny Rotten.

Tout commence un soir de septembre 1975, durant un concert des patriarches de tout ce qui a de près ou de loin porté le nom de post-punk ou new wave, les incontournables Roxy Music ! C'est à cette occasion que deux fans de la troupe menée par Bryan Ferry se rencontrent, Susan Ballion et Steven Bailey de leurs vrais noms, mais plus connus pour leurs pseudonymes ultérieurs, respectivement Siouxsie Sioux et Steve Severin. La première est également grande amatrice de David Bowie, des Sparks ou encore des Stooges, tandis que le second, bien qu'également consommateur de glam rock pré-punk anglais, puise son inspiration chez des groupes plus expérimentaux, tels que Can ou Captain Beefheart. Notons que les deux nouveaux amis ne sont pas des novices, malgré leur jeune âge et explorent ces artistes pré-punk et/ou expérimentaux depuis 71-72, soit bien avant l'émergence de la vague punk anglaise. Ce point est essentiel car il illustre le fait évoqué précédemment, à savoir que la vague "post-punk" n'est pas seulement une excroissance du punk 77, mais aussi et surtout le mélange de l'urgence punk à un héritage 70s plus ancien et bien ancré chez beaucoup d'artistes.


Il est cependant indéniable que la vague punk a joué un rôle crucial dans la fondation de ce qui deviendra Siouxsie and the Banshees, et en particulier un groupe, les Sex Pistols. Le tandem est en effet séduit par la fraicheur et la spontanéité du groupe mené par John Lydon, et les deux formations fréquentent les mêmes milieux à partir de 1976. En septembre de cette même année, Sioux et Severin sont invités à la dernière minute pour le légendaire 100 Club Punk Festival, bien qu'ils n'aient à l'époque ni nom de groupe officiel ni équipe complète. C'est donc une version bricolée de Siouxsie And The Banshees qui joue ce jour là, composée des deux fondateurs Siouxsie Sioux au chant et Steve Severin à la basse, rejoints par Marco Pirroni (futur Adam And The Ants) à la guitare et Sid Vicious en personne, bassiste chez les Pistols mais batteur pour l'occasion. Si cette prestation scénique devait au départ rester sans lendemain, l'aventure se poursuit finalement et, courant 1977, le duo recrute à temps plein le batteur Kenny Morris et le guitariste Peter Fenton, ce dernier étant rapidement remplacé par celui qui deviendra l'un des artisans majeurs du jeu de guitare post-punk, John McKay. Cette fois, Siouxsie And The Banshees est formé. Entre la fin 1977 et le début 1978, le groupe écrit plusieurs compositions, qui gagnent en visibilité en novembre 1977 lors d'un passage remarqué chez John Peel de la radio BBC. Le public et la presse spécialisée découvrent alors un style unique, original, qui ne ressemble à rien de ce qu'ils avaient l'habitude d'écouter. Fort de son incroyable dynamique, Siouxsie et les Banshees signent chez Polydor début 1978 et entrent en studio à Londres en août de cette année pour l'enregistrement de leur premier album, où figureront beaucoup des titres déjà joués sur scène ou chez John Peel, à l'exception notable du single à succès "Hong Kong Garden". À la patte déjà très avant-gardiste du groupe va alors s'ajouter le style de production novateur du jeune et déjà prometteur Steve Lillywhite, amené à réaliser de grandes choses avec U2, XTC, Simple Minds, les Talking Heads, Echo And The Bunnymen ou même Peter Gabriel et Rush dans la décennie 80. Ce dernier, à l'instar de Martin Bennett avec Joy Division l'année suivante, ajoute à la base post-punk lugubre du groupe un son profond, plein d'écho et de réverbération, qui là encore est l'un des principaux points de rupture entre les décennies 70 et 80. L'album est bouclé durant l'été et débarque dans les bacs en novembre 1978 sous le nom de The Scream.

À l'écoute de ce disque, on comprend immédiatement pourquoi il a fait date ! Que ce soit les rythmiques robotiques densifiées par la réverbération ou le rôle réduit des cymbales (une idée inspirée du Velvet Underground), le riffs lugubres et cisaillant, les lignes de basse hypnotiques, ou ce chant intrigant, à la fois glacial et frénétique, Siouxsie et ses Banshees révolutionnent la musique rock dans son ensemble : le son d'une décennie qui s'achève et d'une autre qui commence. Si certains titres comme "Jigsaw Feeling", "Carcass" ou la reprise de "Helter Skelter" (de qui vous savez) conservent de forts restes punk, la lourdeur du son et du jeu des musiciens les distinguent nettement de ce courant. Et quand le groupe s'engouffre franchement dans la direction post-punk pré-goth, ça donne de véritables monuments de noirceur comme "Overdrive" et "Metal Postcard", où l'héritage du Velvet Underground, Neu! et Can est parfaitement réapproprié et personnalisé, pour créer un univers inédit et incroyablement novateur. La douceur mélancolique de Switch et ses délicieuses notes de saxophone (jouées par John McKay lui-même) amène une dose de lumière (certes tamisée) particulièrement séduisante dans un disque globalement très sombre, un véritable bijou sublimé par le chant envoûtant de Siouxsie ; on ne pouvait mieux conclure une telle œuvre !

Il est rare qu'un premier album s'affranchisse autant de ses influences et mette les deux pieds dans l'avenir, mais The Scream fait indéniablement partie de cette catégorie restreinte d'albums. Certes le parcours artistique des musiciens, mêlant glam rock, kommisch allemand et punk, a fourni tous les ingrédients de base de leur style, mais arriver à ce point, et surtout si jeune, à les fondre ensemble pour forger un style aussi personnel et créatif relève de l'exploit ! L'album se montre également d'une cohérence rare pour une œuvre avant-gardiste, et le groupe parvient à mêler brillamment originalité et immédiateté, rendant ses compositions aussi savoureuses à écouter qu'inspirantes pour la suite.

À sa sortie, The Scream rencontre un succès fracassant, aussi bien auprès des spécialistes que du grand public ! La presse est épatée par un disque fondateur qu'elle rapproche de ceux de Wire ou Magazine sortis quelques mois auparavant, tandis que le grand public se laisse séduire par ce style captivant, qui sait se montrer séduisant malgré sa rugosité et sa noirceur. Mais c'est surtout au sein de la scène post-punk naissante que l'impact de l'album est le plus profond. Dès 1978, des groupes comme The Cure, Joy Division, U2 ou Killing Joke sont impressionnés et s'appuieront très vite sur les idées de The Scream dans leur évolution artistique ultérieure. Par la suite, c'est d'autres générations de groupes post-punk, alternatifs et noise rock qui revendiqueront l'héritage de The Scream et de Siouxsie et les Banshees en général, de Sonic Youth à The Jesus And Mary Chain en passant par My Bloody Valentine, les Smashing Pumpkins, Depeche Mode, Radiohead, Faith No More, PJ Harvey, Jane's Addiction ou même les Red Hot Chili Peppers ou Massive Attack, un palmarès dont peu de groupes peuvent se targuer. De leur côté, Siouxsie et les Banshees transformeront l'essai dès 1979 avec le tout aussi brillant Join Hands, qui sera cependant le dernier enregistré avec John McKay, avant l'arrivée d'un autre guitariste essentiel de la vague post-punk en 1980, John McGeoch, transfuge d'un autre pilier du genre, Magazine.

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Auteur : Mohamed Kaseb
Dessin : Antoine B.

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