Article | Petit guide du Dungeon Synth à l’usage des aventuriers



Vous entrez dans un donjon sombre et humide. Des gouttes tombent au sol, quelque part. À la lumière de votre torche, vous avancez avec grand peine vers une émanation de mélopées incantatoires provenant d’un couloir. Quelques bougies éparses éclairent le lieu.

Respirez...
 
Vous sentez l’air se charger, puis, un grand fracas : une horde de gobelins jaillit à votre encontre. Après les avoir tous défait un à un, vous arrivez, dégoulinant, devant une grande porte glaciale. Une vapeur mortuaire se glisse entre les interstices. Le doute et le désir de renoncement vous assaillent. Vous poussez la porte péniblement, celle-ci s’entrouvre en un long grincement. Vous pénétrez dans le Sanctuaire. Des nappes de synthétiseur poussiéreuses parviennent à vos oreilles. Vous vous en rapprochez en longeant une allée de colonnes voûtées…

Vous apercevez bientôt le maître des lieux, enroulé dans une large cape abîmée. Il se tourne vers vous mais vous discernez mal ses traits. Les murs se mettent alors à trembler, le souffle du silence, puis la crypte entière semble s’éveiller…


  • Le nerd et le black metal

Vous voilà immergé en plein cœur de l’antre. Un peu lugubre n’est-ce pas ? Pas de panique, nous allons définir rapidement cet étrange courant musical et vous verrez que le dungeon synth, c’est aussi un voyage, tantôt sombre, tantôt lumineux et épique.

Quand on pose la question à Aldébaran de Darkenhöld, voilà ce que celui-ci répond : « Le dungeon synth m'évoque un aventurier explorant des dédales de pierres éclairé de sa torche et se défendant contre ses adversaires avec un équipement médiéval, rendu possible en musique par des longues plages assez répétitives à base de sons midi que l'on peut retrouver dans les jeux-vidéos de l'époque. »

Le dungeon synth est effectivement un style hautement évocateur d’images, majoritairement issues des univers de la fantasy. Si certain nient le lien au jeu-vidéo, lui privilégiant ses racines black metal, il est pourtant difficile d’ignorer ce côté « geek » quand on écoute du dungeon synth, à moins de n’avoir jamais touché à un rpg de sa vie. Selon Sire Ravaillac, dans sa superbe vidéo sur le sujet (en lien à la fin de l’article) : « On peut le considérer comme une sorte d’excroissance du black metal des années 90, qui extrapole certain de ses aspects ; et en particulier son côté atmosphérique, synthétique et heroic fantasy. »

Comme son nom l’indique, ce genre musical est réalisé à partir de synthétiseurs - physiques ou virtuels - ; c’est donc un sous-genre de musique électronique. Si certains se plaisent à composer sur des synthétiseurs, d’autres, de la nouvelle génération, n’investissent pas dans un tel matériel et composent à partir de vst (intruments virtuels) sur leur DAW (station audionumérique ou logiciel de MAO type Ableton Live, FL Studio, Reaper, Cubase, Pro Tools...). Dans dungeon synth il y a également le mot « donjon », de la haute tour aux oubliettes, le donjon se fait souvent espace clos et inquiétant. Il y a quelque chose de sombre, presque malsain, dans le dungeon synth. C’est en tout cas vrai pour le dungeon synth « old school » qui évolue depuis les années 90. 
 
Dans son blog « The Dungeon Synth Blog » Andrew Werdna fut le premier à utiliser le terme « dungeon synth » en 2013. La définition d’Andrew, pilier et précurseur de la scène, pour son travail de chronique et de référencement, est restée fameuse (traduite ici de l’anglais) : « Le dungeon synth est le son de l’ancienne crypte. Le souffle de la tombe, qui peut uniquement être correctement traduit en musique par quelque chose de primitif, de mort, de lo-fi, d’oublié, d’obscur et d’ignoré par la société. Quand on écoute du dungeon synth, on fait consciemment le choix de passer du temps dans un cimetière, à la lumière d’une bougie, le regard fixe et plongé dans un livre obscur, qui détient de subtils secrets sur les lieux que les hommes sains d’esprit évitent ».

 
Si certains aujourd’hui conservent les codes de la veille école - en dignes héritiers -, de nombreux projets beaucoup plus lumineux émergent depuis la nouvelle vague de dungeon synth. Certains puristes du genre considèrent que seul le dungeon synth « old school » mérite de se voir remettre l’étiquette de « dungeon synth ». Des mélodies médiévales, douces et légères émanent parfois de la nouvelle vague, à l’image d’un célèbre Fief, ou du français Descort. Nous évoquerons plus en longueur les origines du dungeon synth et son histoire dans un second article. Mais nous pouvons d’ores et déjà signaler qu’internet a fait beaucoup pour la popularité du dungeon synth, lors de son revival à partir de 2012, puis plus tard, lors de sa fulgurante ascension depuis 2018. Le dungeon synth n’est pas étranger à la « culture internet ». Des pages de « memes » sur ce genre musical sont même nées, au grand désarroi d’une certaine élite, qui a tendance à penser qu’on ne devrait pas plaisanter avec ça. Lorsque le genre est né dans les années 90, sous le nom de « dark ambient » autour de la scène black metal, le jeu de rôle, à la Donjons et Dragons, était en plein essor, de même que les jeux-vidéos issus de la fantasy. C’était l’âge d’or des « point n’click » et des « rpg », que le système de sauvegarde a permis de lancer dans les années 80. Pour exemple, Aldébaran nous évoque quelques œuvres qui ont marqué sa jeunesse : « dans les jeux vidéos je pense à Shadow Of The Beast, Sword Of Sodan, Crystal Of Arborea, Dungeon Master, HeroQuest pour les jeux de plateau et les Livres Dont VOUS Êtes Le Héros pour la littérature de jeunesse. »



On ne peut séparer le dungeon synth de ses racines geeks. Ne faut-il pas l’être d’ailleurs un peu pour imaginer des univers remplis de chevaliers, d’orcs et de dragons en bidouillant seul dans sa chambre (de préférence volets fermés), sur de vieux synthétiseurs ? Nous verrons dans le point suivant que l’aspect plus ou moins amateur, revendiqué du genre, ne rime pas forcément avec « travail de mauvaise qualité ».

  • De l’esthétique du dungeon synth : entre lo-fi, minimalisme, amateurisme et « Do It Yourself »

Plongeons plus en profondeur dans les codes de ce genre musical si particulier.

Stuurm, « maître du fief » de Gargoylium, nous partage sa vision du dungeon synth : « J'ai une prédisposition pour le DS old school à la Mortiis, donc assez minimaliste, mystérieux, mélancolique et avec un poil d'épique. Je recherche personnellement ces ingrédients-là. Il est important que les mélodies soient accrocheuses, qu'elles évoluent, qu'elles se répètent si possible, j'aime beaucoup l'aspect un peu lancinant de la plupart des compos de DS, c'est hypnotique ». L’aspect volontairement hypnotique, immersif, l’idée d’un voyage qui vous transporte, fait partie des attendus. Les atmosphères ainsi créées, souvent à partir de nappes de claviers évanescentes, se doivent d’encercler l’auditeur, de le cueillir, de l’extraire de son quotidien pollué du XXIème siècle.

Revenons un peu sur les thématiques du dungeon synth avec Stuurm : « J'aime à voir qu'il s'agit vraiment d'une forme de romantisme musical, un refuge dans un monde de mystères et de chimères qui n'a jamais vraiment existé. Les thèmes du DS gravitent autour du Moyen Age fantasmé, du merveilleux, du fantastique et de la fantasy, voire de l'occulte. J'imagine que l'étiquette peut aller jusque là ou l'essence fondatrice du DS est encore présente … ».

 
Le mot qui résonne le mieux avec le dungeon synth est « l’imaginaire ». C’est un style qui évoque aisément des images, issues de notre imagination et de nos références artistiques. Le fantasme est permis et même encouragé. La rêverie est essentielle au bon déroulement de l’écoute. De plus en plus, les projets de dungeon synth prennent des directions inattendues, abordent des thématiques diverses et variées, parfois expérimentales ou cosmiques (de nombreux musiciens du genre ont également un projet de space ambient). Cependant le fond, l’énergie, l’intention et la posture restent les mêmes. Mais alors, quelle est cette « essence fondatrice » ?

« Je pense que l'amateurisme de cette musique en fait transpirer tout le charme DIY, je dirais même que ça ajoute une certaine authenticité palpable, notamment dans un monde où la musique est généralement super bien produite et parfaitement mixée. Pour le coup, c'est vraiment l'essence du black metal que l'on retrouve ici, avec le côté délibérément poussiéreux voire bancal », poursuit Stuurm.

 
La sincérité est une caractéristique recherchée dans le dungeon synth. On aime les artistes qui prennent les choses à cœur, dans un monde où le kitsch ne serait pas un fardeau, bien au contraire. C’est ainsi que naît un genre à la fois lourd et sérieux, et pourtant parcouru d’une certaine dose de légèreté, voire même d’auto-dérision. L’esthétique graphique du dungeon synth rejoint cette volonté d’embrasser le « vrai », l’amateurisme, le DIY et de renouer avec ses rêves d’enfant. Quand il ne s’agit pas d’un tableau ou d’une gravure du XIXème, le dessin de la pochette est généralement réalisé au crayon à papier : simple et volontairement maladroit, naïf, comme un dessin d’enfant. Le fond est le plus souvent de couleur unie. De plus, certains artistes connus de la scène illustrent les albums ou conçoivent des logos pour les projets. C’est le cas par exemple de Moonroot ou Silvana Massa.

Le dungeon synth, malgré ses nombreux codes, dispose d’une panoplie d’univers tous plus spécifiques et imagés les uns que les autres. Chaque projet est une « île isolée » où fleurit un monde. C’est ce que nous allons aborder dans le prochain point

Stuurm (Gargoylium, Crépuscule d'Hiver)
 

  • Le refuge ou la mélodie de la solitude

Chaque compositeur de dungeon synth, livré à lui-même dans une entreprise généralement solitaire, semble faire ressortir sa patte, livrant les particularités de son univers.

Erang, pilier du dungeon synth français, raconte :

« Pour moi le Dungeon Synth a été un moyen d'exprimer une musique très personnelle, liée à des souvenirs, des lieux ou des personnes de ma vie et de mon enfance et sans suivre les "codes" de production classique de la musique. En faisant les choses comme je le voulais et avec les moyens que je voulais. Chaque musicien a un état d'esprit qui lui est propre lorsqu'il compose mais, globalement, j'imagine qu'un attrait pour l'imaginaire et l'évasion ainsi que pour une musique faites plus ou moins avec les moyens du bord, rattache les musiciens de DS entre eux ».

On observe un double mouvement dans le dungeon synth. L’acte de création est bien souvent solitaire, pour un résultat parfois très personnel, introspectif, tourné vers soi et vers une nostalgie fantasmée de l’enfance, cet Eden perdu. Parallèlement, le dungeon synth reste un genre très codifié. Ces codes sont largement respectés des artistes – quoi que certains s’en affranchissent – et de la communauté. C’est pourquoi certaines personne peu sensibles au milieu auront tendance à trouver que tout se ressemble dans le dungeon synth, quand les connaisseurs reconnaîtront les univers personnels et spécifiques que ce genre propose. Stuurm explique : « S’il y a bien un état d’esprit que je trouve parlant, c’est celui de l’isolation, dans le sens ou cette musique est toujours ou presque toujours le produit que d’un seul artiste. On dirait qu’il y a une certaine volonté de s’isoler du reste du monde en général et de renouer avec les thèmes d’un passé idéalisé, souvent médiéval. Le Dungeon Synth apparaîtrait comme une sorte de refuge ou le compositeur est le seul seigneur de son fief, libre de créer le monde qu’il rêve, c’est ce qu’on retrouve avec les one man bands de black metal d’ailleurs ».

On touche à un point essentiel du dungeon synth : celui de la fuite du monde contemporain, rejeté pour sa froide brutalité, ses excès, sa décadence. Il arrive qu’une certaine misanthropie accompagne cette fuite du monde, bien que cela soit un peu moins net que dans le milieu black metal. Cet état d’esprit de fuite, qui pousse à la rêverie, est quelque chose que partagent sans aucun doute les amateurs et musiciens de dungeon synth. À travers ce rejet du monde, cette idéalisation de l’ailleurs, la démarche a quelque chose qui peut évoquer un héritage du mouvement romantique. Il est d’ailleurs courant que des peintures issues du romantisme du XIXème soient utilisées comme pochettes d’album.

Ce genre, qui s’extrait volontairement (par rejet) des standards trop lisses de la musique actuelle et du monde d’aujourd’hui, ne peut être apprécié et connu que de quelques initiés. Il n’a pas pour vocation de plaire à la masse. Et pourtant, il semble bien plus accessible que le black metal, de par sa proximité avec la musique de jeux-vidéos ou de films. Pour l’instant relativement confidentiel et loin de passer sur les ondes où d’être en vente dans les bacs, ce genre interroge sur sa place dans le paysage musical.

Erang et son fameux masque



  • Un genre de niche

S’il est un genre difficile à situer tant il revendique sa marginalité, c’est bien le dungeon synth. C’est un genre de niche, qui tend à se démocratiser et à gagner en popularité grâce à internet, notamment depuis 2018. D’ailleurs, l’accessibilité via les nouveaux outils de MAO permet à n’importe qui d’avoir son propre projet, sans obligation de posséder de grandes connaissances musicales au préalable. Une rumeur affirmerait qu’il y a autant d’amateurs du genre que de compositeurs de dungeon synth. La qualité de la scène est par conséquent assez hétérogène. Cependant de nombreux de projets sortent du lot et il y en a pour tous les goûts. C’est aussi une scène qui assume pleinement son « amateurisme » et son caractère confidentiel. Malgré sa petite envergure, ce genre est massivement soutenu par une communauté internationale active. La communauté prend racine sur Bandcamp où les artistes publient et vendent leurs albums. Mais aussi sur Youtube et Spotify, où les projets sont diffusés. On notera le travail colossal de la chaîne The Dungeon Synth Archives, qui a publié pas moins de 800 albums – soigneusement sélectionnés – sur Youtube, à l’heure où j’écris. C’est sur Facebook que les échanges entre musiciens et amateurs du genre sont les plus prolifiques. Divers groupes y partagent autour de ce genre. L’ambiance y est solidaire et « bon enfant ». Mais cette communauté, intimement liée à celle du black metal, n’a pas échappé pas à un certain nombre de « dramas » qui ont secoué et divisé les amateurs du genre.

Les labels spécialisés fédèrent également quelques adeptes et animent la communauté autour de sorties physiques, notamment sous formes de cassettes en édition limitée. Par exemple, il faut se lever tôt pour obtenir une des cassettes du très prisé Gondolin Records. Régulièrement, les fans exhibent fièrement leur collection de cassettes sur les réseaux sociaux. La collection d’objets physiques est l’un des codes spécifiques au milieu. Depuis deux ou trois ans, si le format cassette ne perd pas en attractivité, de plus en plus de CD sont pressés, notamment sous forme de digipacks. Rarement, on peut même voir quelques sorties vinyles. À côté des références comme Out of Season, Gondolin, Dugeon Deep Records, de nombreux micro-labels ont fleuri ces dernières années, à l’instar du label rennais Secret Corridors. Les labels de metal extrêmes ont aussi ouvert leurs portes aux projets de dungeon synth, c’est le cas par exemple de Naturmacht Productions. Si le merchandising était quasiment inexistant il y a quelques années, de plus en plus de projets proposent des T-shirt ou des patchs à leur effigie. Il faut dire que l’amateur de dungeon synth est toujours prêt à dépenser de l’argent pour soutenir labels et artistes du milieu, et bien sûr accroître sa collection de sorties physiques ou de merchandising.

« Concernant les labels qui produisent les artistes, la plupart sont aux États-Unis, heureusement il y a des revendeurs un peu partout en Europe, ce qui nous permet aussi de nous procurer des cassettes sans payer des frais de port punitifs », explique Stuurm.
 
On parle beaucoup de dungeon synth par écrit, les traces en sont visibles sur internet et participent à rendre ce genre plus accessible. Du contenu textuel – chroniques, interview, articles – sort régulièrement sur le sujet dans quelques webzines et blogs spécialisés. Plus récemment un fanzine papier entièrement consacré au dungeon synth a vu le jour : Dungeon Synth Zine.

Concernant les concerts, Mortiis, le papa du dungeon synth, en a donné de nombreux depuis 2015, et notamment à partir de 2017-2018. En mars 2018, le Dungeon Siege – au début simple fête privée puis véritable festival pour l’édition 2019 – s’est déroulé aux Etats-Unis, dans le Massachusetts, rassemblant pour la première fois de nombreux artistes et amateurs de dungeon synth. Si on fait abstraction du contexte sanitaire actuel, il semblerait que ce ne soit qu’un début.

Le dungeon synth semble loin de s’éteindre et sa popularité ne trahit pas son essence. Cela semble même improbable. Ce genre musical répond aux besoins actuels d’authenticité, de retour à la source, d’expression créative DIY et de partage autour de l’imaginaire. Il fait écho à notre temps et risque de continuer de s’élargir et de muer.
 
 
 
 
 

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Texte : Iviche

Pixel art : Iviche

Un grand merci à Erang, Stuurm et Aldébaran pour leur participation à cet article !



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