Interview & Streaming | ABDUCTION (Progressive Black Death Metal, France)


La musique d'Abduction se situe entre des ambiances acoustiques automnales et des moments de violence plus propres au Black Metal, à travers des compositions souvent longues, variées et alternant les atmosphères.

Pour marquer la sortie de son nouvel album Jehanne via Finisterian Dead End, le groupe a accepté de répondre à quelques unes de nos question sur l'histoire et sur leur premier concept-album, basé sur la vie de l’une des plus fascinantes figures de l’Histoire de France, Jeanne d’Arc (vers 1412 – 1431), en cette année célébrant le centenaire de sa canonisation.

L'album sortira afin de commémorer l’entrée de Jeanne dans la ville d’Orléans, à cette même date en 1429. Il se découvre en avant-première à la fin de l'interview !

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Salut, Abduction ! Avec 14 ans d'existence vous n’en êtes sans doute pas à votre première présentation mais c'est un peu le passage obligé. Comment vous introduiriez vous ?

Guillaume Fleury : Bonjour ! Abduction a effectivement été formé en 2006, la première démo fut publiée en 2010, puis notre premier album en 2016. Nous cherchons à développer une musique épique emprunte de mélancolie et de nostalgie, mêlant les passage tempétueux propres au black metal et des accalmies atmosphériques et acoustiques.

Le groupe s'est formé en 2006, 4 ans après votre premier EP Heights' Shivers, puis 6 ans de silence studio avant votre premier opus Une ombre régit les ombres. Depuis vous sortez tous les 2 ans un album. Qu'est-ce qui est le moteur de cette stabilité créative depuis le premier album ?

François Blanc : A vrai dire, cette longue période de silence ne signifie pas que le groupe est demeuré inactif. Il se trouve simplement qu’Abduction a changé de chanteur dans l’intervalle et que la complétion du premier album, réalisé dans des conditions difficiles et avec un certain manque de moyens, a pris beaucoup plus de temps que nous ne l’escomptions. Une fois « Une Ombre Régit Les Ombres » sorti, nous avons opté pour une méthode d’enregistrement bien plus professionnelle, en préparant des démos précises et abouties, et en allant ensuite en studio pour mettre tout l’album sur bandes et superviser la production et le mixage dans la foulée. Durant toutes ces années de préparation du premier album, Guillaume, qui ne cesse jamais d’écrire, a mis beaucoup de matériel de côté et n’a jamais cessé de penser à ce que serait « l’après », l’étape suivante. L’écriture d’ « A L’Heure Du Crépuscule » était déjà sérieusement avancée lorsque notre premier opus est sorti. Et lorsque nous sommes entrés en studio pour l’enregistrer, Guillaume avait déjà quelques idées solides et quelques riffs de côté pour son successeur, dont nous connaissions déjà le titre et le concept. C’est la première fois, à vrai dire, depuis que j’ai rejoint le groupe en 2011, que la « boîte à idées » se retrouve aussi peu remplie. Et c’est assez exaltant, je dois dire, d’avoir le sentiment de repartir de zéro après un album aussi important pour nous que l’est « Jehanne ». Si l’inspiration continue à se manifester – ce qui n’a jamais été un problème jusqu’ici – je pense que nous parviendrons, sans pour autant nous forcer le moins du monde, à conserver un rythme de parution régulier et relativement soutenu.

Morgan Velly : Je rajouterais également que nous bénéficions d’une belle osmose dans le groupe, la composition s’est toujours faite très naturellement, qu’il s’agisse des enchaînements, de l’harmonisation des instruments, le bon pattern de batterie qui sublimera les guitares, la mélodie de basse ou des lignes vocales. Je pense que cette stabilité vient aussi du fait que nous partageons la même idée de la musique et que nous nous inspirons mutuellement.

Rien qu'aux titres on remarque une différence entre le premier EP et l'album, c'est l'utilisation du français ? Qu'est-ce qui vous a poussé à écrire en français finalement ?

Mathieu Taverne : Le français est notre langue maternelle. C’est la langue de notre culture et de notre Histoire, celle avec laquelle nous exprimons le mieux nos réflexions ou émotions, nos envies et passions. Il est naturel et légitime pour nous de l’utiliser plutôt qu’une langue étrangère que nous maîtriserions moins bien et qui serait incohérente avec le propos. Dès l’EP nous avons employé le français dans nos textes (à l’exception d’un seul, qui avait déjà été écrit en anglais en amont par notre précédent chanteur Guillaume Roquette), seuls les titres avaient été laissés en anglais. Ce serait dommage de ne pas faire l’effort d’explorer les ressources extraordinaires du français dans nos morceaux. Cela demande une approche très différente de l’anglais, chaque langue a ses spécificités, ses registres de prédilections, son nuancier, sa difficulté. Le français peut sonner pataud et risible si on le cale sur des lignes de chant pensées pour de l’anglais, dans lequel nous baignons tous depuis des décennies, ce qui freine certainement beaucoup de groupes. Chanter en anglais est une solution de facilité à laquelle nous sommes plutôt réfractaires pour ce que nous faisons. Sans compter qu’il aurait été de mauvais goût de faire un album sur Jeanne dans cette langue, quand bien même elle ait énormément changé en six siècles. Et puis, nous sommes Français. Chantons en français.

Artwork de Jehanne inspiré du tableau "Sainte Jeanne d'Arc" par Paul Antoine de la Boulaye (1909)

Les thématiques des paroles tournent autour de l'Histoire avec un grand H, mais Jehanne est votre premier album concept. Le premier à se consacrer à une figure historique particulière. Qu'est-ce qui a motivé cette décision ?

Guillaume : Jehanne est une figure qui m’a toujours fasciné, depuis l’enfance, je savais depuis longtemps que si l’envie nous prenait de relater une histoire entière sous la forme d’un concept album, c’est elle qui aurait les honneurs. Jehanne incarne selon moi tout ce qu’il y a de plus fascinant dans toute l’Histoire de notre patrimoine, son épopée ayant trouvé un écho à travers les siècles et sa popularité étant encore très forte aujourd’hui. Je suis toujours aussi impressionné aujourd’hui par tout ce qui a trait à son épopée, ce qu’elle a accompli dans les faits, sa fermeté de caractère, sa détermination inébranlable et son esprit acéré. Sans oublier son parcours digne d’une des plus grandes tragédies.


En suivant l'avancée de votre album on ne peut que constater l'implication que vous avez mis dans la recherche historique pour créer cet album. Ayant moi-même une formation d'historien je suis curieux et j'aimerai svous poser plusieurs questions sur le sujet !

Quels sont les principales différences qui existent entre la figure populaire et historique de Jeanne d'Arc ?

Mathieu : Par définition, la figure populaire est celle que s’est appropriée le peuple, et dont certaines qualités ou certains moments clefs de vie sont plus mis en avant que d’autres, afin de l’ériger en exemple ou pour s’en rapprocher davantage. Ainsi, une majorité de la population y verra une héroïne issue de la paysannerie, d’un milieu modeste, en tout cas en marge des deux ordres dominants de l’époque. Les croyants y verront surtout la sainte, choisie par Dieu pour ramener la France sur le bon chemin. Avant la Première Guerre Mondiale, une couche supplémentaire de patriotisme y est ajoutée par les Républicains laïques afin que la population l’assimile à l’esprit de revanche contre l’envahisseur. Chacun retient ce qui lui plaît, l’inspire, ou l’arrange. En ce sens le parcours de Jeanne est extraordinaire, car il ne laisse personne indifférent.
La figure historique, en contrepoint, est celle des sources prises dans leur globalité et dans leur exhaustivité, afin de la restituer le plus fidèlement possible, tout en échappant à un trop plein d’interprétations là où les dites sources pourraient être absentes ou insuffisantes. C’est la Jeanne des chercheurs et des historiens sérieux, suivie au jour le jour par les chroniques d’époque et les recherches innombrables, mais en rien affadie par l’abondance argumentaire. Bien au contraire, on y trouve matière à étendre encore la fascination.

Comment avez-vous sélectionné les ouvrages qui vous ont servi à écrire les textes ?

Mathieu : Par la qualité de la langue et de l’approche, dans un premier temps, afin de s’imprégner de la vision passionnée d’auteurs, sans pour autant perdre en détails historiques. Autrement dit, nous sommes allés piocher au XIXe siècle, au moment où l’entreprise d’intégration de Jeanne dans le roman national, coïncidant avec les efforts en vue de sa canonisation, a créé le plus d’émulation entre chercheurs.
Nous avons également lu des auteurs plus récents, plus froids dans le style, mais rigoureux dans leur traitement de tous les aspects de son existence, aspects qui ont parfois également valu à Jeanne nombre de contempteurs ou d’hypothèses aberrantes. Et nous nous sommes beaucoup appuyés sur le Dictionnaire Encyclopédique de Jeanne d’Arc de Dominique Letourneau et Pascal-Raphaël Ambrogi, qui est une somme monumentale sur le sujet.

Quelle est l'anecdote que vous ne connaissiez pas et qui vous a le plus marqué lors de vos recherches ?

Mathieu : Les mentions de prophéties relatives à une jeune fille destinée à sauver le Royaume. Il en existait beaucoup au XVe siècle, certaines déjà très anciennes au moment des faits qui nous concernent. Par nature, les prophéties sont malléables, interprétables à loisirs, de par leurs propos vagues voire nébuleux, ce qui les rend à la fois douteuses et dangereuses, car souvent employées à mauvais escient. Cependant, le nombre d’entre elles pouvant se rapporter à Jeanne, quand bien même le doute doit demeurer, est surprenant, d’autant que de grands noms s’y rattachent, et parfois des détails très précis ne manquent pas d'interpeller. Le sujet reste annexe à l’épopée factuelle et documentée, et n’engage que ceux qui veulent chercher plus loin les origines des exploits de Jeanne, mais cela renforce la fascination que peut exercer le personnage tout en stimulant l’imagination.

Guillaume : Plusieurs choses m’ont marqué, mais peut-être que l’anecdote que j’ignorais qui fut la plus forte est celle concernant une lettre cachetée reprenant avec précisions les propos de Jehanne lorsqu’elle prédit sa blessure à Orléans, et reçue en Hollande entre le moment où la Pucelle a tenu ses paroles prophétiques et celui où la blessure fut attestée. Difficile d’isoler une anecdote particulière car nous disposons d’une multitude de témoignages du vivant de Jehanne, ce qui permet de préciser de nombreux détails et d’établir un portrait très précis de notre Sainte.




Je n'ai pu lire que les paroles de "Aux loges les dames" et "Foi en ses murs jusqu'aux rats". Dans "Aux loges les dames" vous faites allusion à Fierbois, l'épée mythique, quasi mythologique de Jeanne d'Arc, puis dans "Aux loges les dames" vous peignez un tableau fantasmagorique. Où s'arrête l'Histoire et à quel moment vous vous appropriez cette Histoire – historique dirons-nous – pour raconter votre propre histoire de Jeanne d'Arc ?

Mathieu : Plutôt qu’une vision purement historique de Jeanne, où s’accumuleraient les descriptions par le menu des batailles et les recensions froides de ses actes, nous avons souhaité adopter une approche plus personnelle, en écho avec les lectures d’auteurs du XIXe dont nous parlions peu avant. Pour ce faire, nous nous sommes concentrés, autant que possible, sur la manière dont Jeanne elle-même aurait pu vivre et ressentir tous les événements qu’elle a traversés. La base reste historique, tous les éléments rapportés proviennent de sources d’époques ou de recherches établies. Cependant, la manière d’aborder les événements dont il est question est doublement subjective : nous tentons d’adopter le point de vue de Jeanne, tel qu’il ressort des sources. Nous sommes ainsi dans le registre de l’interprétation, sans jamais pour autant faire de la prospection, ni lui prêter des pensées ou sentiments incohérents avec la figure historique, telle que définie dans votre question précédente. C’est un exercice délicat, d’autant que notre intérêt pour les récits passionnés d’anciens auteurs nous a amené à intégrer la vision imagée de certains éléments factuels que vous mentionnez : l’épée Fierbois n’est pas mythique à proprement parler, puisque Jeanne l’a bien obtenue, et les témoins d’époque l’ont nommée ainsi dans leurs relations. En revanche, lui ont été associées des origines ou qualités qui, elles, tiennent de l’incertain, voire du fantastique. Ce dont Jeanne n’avait par ailleurs nul besoin, certains faits avérés la concernant défiant bien plus la raison et les recherches que ce tricotage tardif souvent intéressé. Le tableau fantasmagorique du morceau dont vous parlez est sans doute lié à la conjonction de deux éléments : la forme poétique des textes, assumée, afin de ne pas rester terre-à-terre, et l’intrication d’éléments prophétiques d’époque dans le propos, pour introduire l’épopée. Ces derniers apportent également une part de fantastique pour notre regard actuel, bien entendu, mais ils servent surtout à souligner l’effet prodigieux que l’arrivée de la Pucelle a eu alors sur les Français de toutes conditions, pour beaucoup au fait de telles prédictions.


Pour rester dans les paroles mais aussi parler musique, comment se passe la création ? Ce sont les paroles qui influencent la musique ou l'inverse ?

Mathieu : La musique est, et reste, l’élément essentiel et structurant de nos albums. Les compositions de Guillaume déterminent à la fois les thèmes et leurs développements, en lignes directrices. Il peut arriver qu’un réarrangement soit nécessaire afin de plier la musique aux besoins de l’exercice d’un concept album, mais il s’agit là d’exceptions. Dans les faits, une fois une thématique déterminée, quel que soit le stade d’avancée de la musique, des idées de textes sont mises au brouillon. S’en suivent plusieurs tris dans les idées, et d’incessants remaniements pour mieux correspondre aux attentes thématiques et s’adapter aux lignes de chants, qui interviennent en fin de processus de composition. Il est arrivé au studio d’enregistrement que des lignes et des paroles soient adaptées afin d’en tirer le meilleur. Le texte de Foi en Ses Murs Jusqu’aux Rats a d’ailleurs été terminé sur place, après beaucoup de changements, parfois du tout au tout. Autrement dit, la création suit de grandes tendances, nous avons nos habitudes et méthodes, mais nous restons flexibles dès qu’il s’agit de trouver ce qui nous paraît le mieux convenir.

Vos inspirations musicales sont très variées, Dissection, Opeth ou encore Primordial. Mais ça reste des groupes qui ont cassés les codes de leurs styles d’origines, c'est ce que vous cherchez à faire avec Abduction ?

François : C’est un point de vue très intéressant mais ce n’est comme cela que je présenterais notre démarche… Nous avons effectivement le plus grand respect pour ces trois formations, qui figurent certainement parmi nos influences mais je pense que notre admiration pour elles est avant tout fondée sur notre amour sincère de leur musique plus que sur leur éventuel rapport aux codes des styles qu’elles représentent. Abduction ne cherche pas l’originalité à tout prix, mais à s’exprimer en toute liberté. La question du genre ne se pose jamais lorsque nous écrivons. Le black metal est pour nous un moyen de mettre nos émotions en musique, non une fin. Nous restons naturellement fidèles à certains codes mais laissons de côté tout ce qui pourrait inhiber notre expression. Il m’est arrivé de redouter que notre mise en avant des voix claires puisse déstabiliser ou déplaire aux fans d’une approche plus « rigoureuse » ou traditionnelle du metal noir mais franchement, cela n’a aucune importance, l’essentiel étant de suivre notre instinct et de faire quelque chose qui nous touche profondément, une musique qui nous appartienne et nous représente pleinement.

Pour rester dans les inspirations musicales, mais plus généraliste, qu'est-ce qui vous inspire pour composer ?

Morgan : Guillaume a une vision personnelle de ce qu’il compose, il n’est jamais arrivé un moment où il nous a dit « Tel album/groupe/genre est génial, faisons pareils ! », je pense que c’est avant tout une démarche personnelle, nous y mettons nos propres attentes par rapport à la musique que nous aimerions écouter et la partageons ensuite. Nous avons tous les quatre des groupes ou albums que nous aimons et qui nous influencent certainement dans notre façon de jouer mais au final, Abduction reste l’effort personnel de chacun d’entre nous, de la musique aux textes en passant par les visuels.



Il semble que dans le groupe vous avez tous un rôle : l'archiatre, le morticole, le mège et le carabin. Tous ces termes, ces statuts sociaux dans l'Histoire se retrouvent autour de la mort et de la maladie. Vos tenues de scène s’inspirent également de celles des médecins pendant la peste. Pourquoi cette fascination pour la médecine et la mort ?

Guillaume : En réalité, nous sommes davantage fascinés par la forte symbolique que portent ces costumes que par la médecine en elle-même. Ce visuel évoque immédiatement la mort, la peur, la France historique. Celui-ci nous a semblé coller à merveille à ce que nous souhaitions évoquer visuellement, au moment de faire des photos promotionnelles, puisque l’obsession du temps qui passe et notre exaltation de l’Histoire de France sont les deux thématiques principales d’Abduction.

Cher archiatre, cher morticole, cher mège et cher carabin, je vous laisse le mot de la fin.

Merci beaucoup pour cette interview. C’est un réel plaisir pour nous que d'être interviewés sur Scholomance !




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Questions : Morgan

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