Article | La symbolique chrétienne dans le Black Metal et l'UnBlack Metal


Il y a quelques années nous avions cherché à vous ouvrir les voies sacrées et divines de l’UnBlack Metal, cette facette blanche et chrétienne du Black Metal. Nous nous étions ainsi plongés dans les pionniers du genre tels que Horde ou Antestor, mettant ainsi en lumière une des branches les plus underground et méconnues du Metal Extrême. Une nouvelle fois, Scholomance, l'école du Diable, ouvre ses portes à son grand opposé, car Dracula n'a-t-il pas dit dans l'oeuvre de Bram Stoker :

« Toute abstraction est si dure à accepter que notre premier réflexe est de la refuser, d'autant plus si elle s'inscrit à contre-courant de ce que nous avons toujours pensé. »

Mais l'image chrétienne est-elle aussi abstraite que cela dans un genre où le blasphème est monnaie courante ? Pour blasphémer il faut un objet auréolé d'une aura de sacré, il faut que le sacré existe, il faut pouvoir se baser sur une symbolique déjà existante qui a été reconnue comme sacrée. Alors même que le Black Metal cherche à détruire l'imagerie et la religion chrétienne, il est sans nul doute un des pourvoyeurs les plus fidèles de cet imaginaire judéo-chrétien : sur combien de pochettes de Black Metal ou même de Death Metal voit-on crucifix, anges ou encore églises ? Il va sans dire que ces dernières sont la plupart du temps en feu ou en ruines, mais l'imagerie est là : dans l'imagerie collective que l'on a du Metal Extrême, en général, l'imagerie chrétienne est omniprésente. La place de Dieu peut être aussi mise dans son sens premier :

« Et qu'enfin je retrouve la sphère divine
Vierge et immaculée
Car Dieu m'a dit... toute vie doit cesser...
»

Anorexia Nervosa, "Black Death, Nonetheless" (New Obscurantis Order, 2001)



L'image de Dieu est régulièrement reprise sous sa facette vengeresse et colérique, nous rappelant que l'inquisition, la guerre ou la colonisation ont le plus généralement été menées sous l'étendard divin. La symbolique chrétienne n'en finit pas d'influencer les groupe de Black Metal, allant jusqu'à leur inspirer des noms ; tel que le groupe de Black/Death Metal Borgia, qui fait directement référence à la dynastie du même nom qui offrit au Vatican deux papes et de nombreux cardinaux, ou encore Ars Moriendi, le nom de deux textes latins médiévaux qui décrivent la façon de mourir selon les conceptions chrétiennes de la fin du Moyen Âge, ou encore Ecclesia, groupe de Doom qui puise son inspiration directement dans la chasse aux sorcières de l'inquisition.

Le Black Metal puise allègrement dans l'ancien, l'antique, le paganisme européen mais surtout l'époque médiévale, et ce depuis ses débuts, avec en tête de fil les premiers Satyricon et Dimmu Borgir. Cette époque historique est intimement liée à la religion chrétienne, l'église et Dieu y tiennent un rôle proéminent, influençant le moindre moment de la vie, de la naissance avec le baptême au dernier sacrement avant la mort. Il ne s'agit pas d'une religion personnelle mais bien d'une religion d’Etat, structurante, que l'on retrouve dans la politique, l'art et la musique.

Il va de soi que le Black Metal ne se concentre pas en général sur cet aspect historique de l'époque médiévale, préférant l'image médiévale popularisée par le Romantisme Noir au XIXème siècle :

« La réhabilitation du Moyen Âge révèle que l’enjeu du romantisme ne se réduit pas à des disputes entre critiques littéraires sur le thème des trois unités, la hiérarchie des genres ou la structure du vers. Ces débats présentent l’efflorescence d’une préoccupation globale qui remet en question le sens de la civilisation et le destin de l’homme dans l’univers. Les romantiques prenaient leur temps à contretemps ; le siècle des chemins de fer, de la barbarie industrielle et technologique ne travaillait pas pour eux. »

- Georges Gusdorf, Le romantisme, Paris, Payot, 1993, [1re éd. 1982], t. 1, p. 45.

Puis la facette « occulte » et mystérieuse du christianisme, héritée de la réinterprétation orientaliste de la théosophie plongera certains groupes de Black Metal tels que Batushka dans cette réinterprétation mystique et ésotérique. Le groupe utilise dans sa musique des chants liturgiques orientaux utilisés par les prêtres orthodoxes, le nom faisant lui-même référence à un terme signifiant « père » utilisé lorsque l'on s'adresse à un prêtre orthodoxe oriental.

Une autre question fondamentale liant la religion chrétienne et le Black Metal est celle de la place de l’individu. Il va sans dire que le Black Metal des origines s’est élevé contre le dogme de l’Église, vécu comme une entité étouffante et monopolisant le champ des croyances. Si la doxa du Black Metal est contre la religion organisée et contre les idéologies dominantes en faveur d’un individualisme voire d’un nihilisme farouche, quel cadre idéologique peut être accessible aux groupes se revendiquant de l’UnBlack Metal ? La problématique à laquelle ils sont confrontés est celle du replacement de l’humain dans la religion, avec un héritage plus ou moins assumé de l’influence individualiste portée par le Black Metal traditionnel. Un autre chemin plus radical peut être celui d’une véritable promotion renouvelée d’une transcendance collective et proprement ecclésiastique. Il est ici intéressant de penser la démarche du Black Metal chrétien comme une ré-appropriation : ce genre reprend en effet les codes visuels, sonores mais aussi textuels du Black Metal, codes qui se construisent en opposition et donc en référence aux codes chrétiens. En ce sens, il est judicieux pour les groupes chrétiens de jouer directement sur un terrain dont ils maîtrisent en fait parfaitement les récits fondateurs.

Bien que les spécificités théologiques et tout simplement idéologiques varient bien sûr grandement entre les groupes, une logique de communion prévaut de manière générale dans l’UnBlack Metal, par opposition à l’individualisme originel du genre. Prenons un instant au sérieux cette idée de communion : qu’est-ce qui reste justement commun, qu’est-ce qui fait la synthèse entre le Black Metal et l’UnBlack Metal ? Si la question du son peut être évoquée, restons encore un peu sur le terrain de la pensée.

« Elimination of self is the one most effortful condition
In a society where the most popular act is to play god »

"Neutrality", Multilateral, 2015

Kekal, formation originaire de Jakarta, peut ici nous fournir plus d’un exemple passionnant. Si une première lecture de ce début de strophe peut évoquer un certain nihilisme justement très Black Metal, le second vers éclaire un peu mieux le message transmis ici : c’est pour lutter contre les égoïsmes et nombrilismes qu’il faut apprendre à nier sa propre individualité – pour pouvoir justement se fondre dans une communauté qui surpasse la singularité des sujets. Le refus de cet individualisme moderne prime sur tout optimisme habituellement associé à la religion :

« My refuge is here in deeper underground
A dreadful place where light is needed
Better to seek mercy from down below
Than conquer the world from up above »

"Deeper Underground", Deeper Underground, 2018





Kekal se replonge ici dans un espace infernal qui aurait tout du décor Black Metal parfait : il semble que l’hérésie d’un voyage chez le malin est moindre que celle qui consiste à se prendre pour Dieu sur Terre. Plutôt que d’utiliser une imagerie satanique à des fins anti-chrétiennes vindicatives, cette illustration traduit une humilité du sujet, prêt à chercher une rédemption dans les endroits les plus sombres afin d’échapper à toute fuite en avant individualiste. Toutefois, cette logique place un fort accent sur la responsabilité et les choix de l’être humain. Là est sans doute le lien essentiel entre les réflexions portées par le Black et l’UnBlack Metal : l’idée est d’interroger la place de l’homme dans le monde, qu’elle soit centrale, fondue dans un individualisme paradoxalement alimenté par une haine de soi, ou noyée dans une transcendance satanique ou authentiquement chrétienne. Kekal, par ses observations politiques, ses critiques du satanisme ou ses élans écologiques, nous montre comment un accent sur l’action et la décision humaine peut en fait subvertir les transcendances dogmatiques – en s’inscrivant dans une forme d’anarchisme chrétien dont les paradoxes théoriques ne manquent pas mais qui tisse un lien fascinant entre les différentes références qu’il convoque.

Derrière ces discours aux détours théoriques nombreux et variés que l’on entend dans l’UnBlack Metal, une transcendance subsiste cependant toujours : celle du son. Si les tremolos et autres textures ou vocalités rêches du Black Metal font toujours office de marqueurs génériques chez les groupes dont il est question ici, on se dirige généralement vers une palette sonore encore plus ambitieuse. Même lorsque ces intentions ne sont soutenues que par des moyens limités et des timbres synthétiques, – comme chez le groupe d'UnBlack Symphonique brésilien –, Divine Symphony, force est de constater l’ampleur visée dans la composition, qui s’appuie à la fois sur les sons orchestraux, l’orgue d’église et les aller-retours incessants des guitares, comme pour se saisir de tout son espace sonore en un seul geste. Chœurs, claviers et orchestres comptent fort logiquement dans les ressources courantes du Black Metal chrétien : là où les récits bibliques sont motivés par une fonction explicative universelle, de même ce genre puise à la fois dans les ressources du metal extrême et dans celles des musiques sacrées pour conjuguer force et plénitude, foi et ardeur sur un mode totalisant.



Si l'on replace l'Unblack Metal dans sa relation conflictuelle avec le Black Metal, ce retournement des codes anti-chrétiens – et, plus généralement, anti-religieux – de cet Art ne manque pas d’apparaître comme subversif du point de vue de la scène qui lui est affiliée. Mais cette subversion n'est pas seulement impulsée de l'extérieur, puisqu'elle est d'une certaine manière légitimée par certaines figures historiques du Black Metal, comme par exemple Vindsval de Blut aus Nord. Celui-ci, dans une interview accordée à Thrashocore, affirmait en 2016 : « Le Black Metal peut-il être christique...Voilà le genre de thématique intéressant à développer et qui peut aboutir à un résultat inattendu sur le plan musical. Plus inspirant en tous cas me concernant qu'un ‘hail satan’ inoffensif et convenu. ». L'artiste en profitait pour décrire sa vision d'un « Art d'opposition » qui doit toujours interpeller et questionner plutôt que rester prisonnier d'une standardisation outrancière, laquelle fait davantage du public un marché qu'elle ne l'élève par la réflexion. L'Unblack Metal, s'il semble aussi diversifié dans sa qualité que ce à quoi il s'oppose, surprend par ses thématiques et son imagerie ; il questionne, révolte parfois, ce n'est pas une musique qui laisse indifférent, du moins lorsqu'on la découvre. L'imagerie satanique et les codes anti-chrétiens ont été tout autant standardisés que la croyance qu'ils dénoncent ne l'a été par les institutions ecclésiastiques les plus puissantes, à ceci près que le black metal n'a pas succombé à ces dernières, mais aux forces des industries culturelles – grands labels, etc... – qui l'ont codifié et classifié avec une telle constance qu'ils l'ont rendu facilement reconnaissable même par le consommateur le plus inculte. Le Black Metal, à son origine, était ce style sulfureux qui s'en prenait justement à la standardisation culturelle, et a été vidé de sa substance en devenant un produit de consommation parmi d'autres. La figure de Satan, soumise à cette marchandisation de l'art auquel le black metal n'a pu échapper dès lors qu'il est devenu un phénomène de masse – Dimmu Borgir a été adoubé « disque de platine » en Norvège en 2007 pour son disque In Sorte Diaboli, pour ne prendre qu'un exemple – ne peut donc plus prétendre au rang de figure de rébellion dès lors qu'elle ne transgresse plus ce monde et ses valeurs. Cette tendance ne résume pas toute la scène Black Metal, mais on en trouve les traces jusque dans les niches les plus Underground du genre, où les démarches mimétiques sont légion. C'est pourquoi le Christ, en comparaison de ce processus de soumission, apparaît comme une figure transgressive dans ce contexte – elle ne l'est pas non plus dans l'absolu puisque les idéologies religieuses ont toujours bonne presse ici-bas.

Mais le retournement christique du Black Metal s'avère naturel pour celui qui voit en lui non un style, mais un Art, c'est-à-dire qui ne cherche pas à se conformer à des attendus mais toujours à surmonter ce réflexe négateur de toute culture authentique. A cet égard, Kekal, le groupe indonésien dont nous avons déjà parlé, s'il ne se limite plus aux caractéristiques musicales du Black Metal tel qu'il existait dans les années 1990, en a gardé l'esprit transgressif et indépendant de tout jugement collectif, positif ou négatif, venu de l'extérieur. C'est que le rapport à l'individualisme anti-chrétien exprimé par le Black Metal se révèle moins comme une opposition que comme un approfondissement de la critique des institutions religieuses opprimant les individus. Cet « anarchisme chrétien », inspiré de la Gnose, s'affirme comme une promotion de l'individu appelé à déterminer lui-même ses orientations, où seule compte une expérience déterminée ou des séries de raisonnements que l'on considère comme pouvant éclairer. A cet égard, cette démarche semble correspondre à la conduite des Apôtres et de leurs compagnons dans le Nouveau Testament, caractérisée par une grande cohésion et une attitude subversive envers les codes sociaux en vigueur dans la culture romaine imposée à la Palestine :

« Tous ceux qui croyaient étaient dans le même lieu, et ils avaient tout en commun. Ils vendaient leurs propriétés et leurs biens, et ils en partageaient le produit entre tous, selon les besoins de chacun. Ils étaient chaque jour tous ensemble assidus au temple, ils rompaient le pain dans les maisons, et prenaient leur nourriture avec joie et simplicité de cœur, louant Dieu, et trouvant grâce auprès de tout le peuple. Et le Seigneur ajoutait chaque jour à l'Église ceux qui étaient sauvés. » (Actes des apôtres, 2:2)

Comme dans la description de cette scène, c'est seulement en harmonie avec ce qui l'entoure que l'individu peut se construire de façon saine, tandis que les institutions religieuses telles que nous les avons connues à travers l'Histoire, avant et après le christianisme, suscitent culpabilisation et tourments intérieurs chez celui à qui l'on a imposé la foi. Paradoxalement, cette utilisation du christianisme – laquelle se prétend plus fidèle au message du Nouveau Testament – n'est pas contradictoire à l'essence du Black Metal, dont la dimension anti-chrétienne n'est qu'une forme. À sa naissance, qui correspond à sa période la plus sinistre et la plus inquiétante du point de vue du monde de la culture marchande, le Black Metal pousse un cri de révolte contre l'homogénéisation culturelle, cette réaction signifiant notamment l'appel à des idéologies identitaires et à un imaginaire païen et une revendication de sa correspondance avec des actes hautement symboliques, comme le fait de tirer au fusil sur les vitrines de MacDonald’s récemment ouverts en Norvège. Le cas de Kekal est d'autant plus intéressant que ses membres refusent de se revendiquer comme appartenant au genre du Metal Chrétien, preuve supplémentaire de leur aversion pour une culture codifiée. Car ce qu'on appelle l'Unblack Metal, n'est pas plus immunisé contre la standardisation que ne l'est son grand frère. Il en reprend parfois les lieux communs, ne changeant que l'imagerie et les paroles, risquant ainsi de tomber dans le générique et le convenu. C'est le cas avec l'album Enemy of Satan, du groupe Demoniciduth, le groupe se place comme l'ennemi du Malin sans pour autant développer ses propres codes. A l'image de la version populaire du satanisme – qui voit en cette manifestation une simple inversion des codes du christianisme – Demoniciduth inverse l'image satanique du Black Metal sans toucher aux codes musicaux. On se retrouve face à du Black Metal aux relents Death Metal dans la forme mais à l'emballage chrétien.



On constate donc une tension propre à la promotion du christianisme dans le Black Metal, entre une opposition polaire à la figure de Satan et un processus de renforcement de l'aura subversive d'un « Art d'opposition », où le Black Metal démontre que son contenu ne se limite pas à l'anti-christianisme mais le surmonte sans entrer en contradiction avec son esprit transgressif. Mais l'univers chrétien peut être exploité d'une toute autre manière, cette exploitation se révélant comme un approfondissement de la critique de l'idéologie chrétienne par la mise à nu de ce qu'elle représente pour la vie humaine. Des groupes comme Deathspell Omega n'hésitent pas à dépasser ce qui n'est plus qu'une opposition de façade et une protestation inoffensive contre le Christ, en mettant en œuvre une subversion de l'opposition de valeurs inhérente à la morale chrétienne. Dans une interview accordée à Bardo Methodology, Deathspell Omega donnent leur vision de ce que doit être un artiste :

« Nous sommes absolument convaincus que l'artiste doit dépasser le bien ou le mal et que la poursuite de ses objectifs artistiques ne doit pas être affectée par des considérations relatives à la réception critique, à la sensibilité d'un public potentiel ou à tout ce qui pourrait nuire à la la pleine réalisation de ces objectifs artistiques [...] et par là, nous affirmons que ce qui est considéré comme de l'art de nos jours est une version singulièrement édulcorée de ce qu'il devrait être. Le manque de singularité ou de vision peut être pardonnable, plier le genou devant ses contemporains - dont la plupart veulent devenir ce que Zarathoustra, avec incrédulité et horreur, appelait « le dernier homme » - implique un compromis sans retour et est, par conséquent, impardonnable. »

Ces propos indiquent qu'il est nécessaire de dépasser une opposition purement morale du Bien et du Mal. Or, il est possible d'appliquer cette lecture de la démarche artistique au Black Metal et son traitement de la thématique chrétienne, puisque l'invocation systématique de la bête à cornes contre le christianisme semble jouer le jeu de cette opposition morale. Dès lors que le satanisme est devenu le lieu commun d'une « pop vaguement énervée » – pour reprendre l'expression utilisée par Vindsval pour décrire des groupes comme Watain ou Marduk – il se trouve incorporé au système de valeurs qu'il prétend combattre, dont le conformisme n'est qu'une dimension parmi d'autres. En se revendiquant de l'ouvrage Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche, Deathspell Omega ne renie pas le geste subversif du Black Metal mais lui confère toute son actualité. Le geste philosophique de Nietzsche consiste en effet à inventer une nouvelle spiritualité, post-chrétienne, le fait d'être athée ou anti-chrétien ne délivrant aucunement d'une conception de l'existence humaine soumise à ce que Nietzsche appelle les idéaux ascétiques. Le « dernier homme », l'homme sans spiritualité, est la figure humaine la plus méprisable, il est représentatif de la maladie qui menace la culture après la mort de Dieu, laquelle ne constitue pas une fin, mais, symbolisant la fin de l'asservissement au Bien et au Mal, sonne le début de la transformation humaine.

En s'adaptant plus ou moins consciemment à son public, en se standardisant, un art ne participe en aucun cas de cette transformation humaine impulsée par la mort de Dieu, qui pousse l'homme à trouver en lui-même les ressources du surmontement de soi, mais se vide de son contenu et ne témoigne d'aucune ambition. Il n'invente rien, ne permet aucune extase mais se réduit à une classification uniquement sujette à l'analyse. Au lieu d'être mis à l'épreuve, le public est déterminé à n'aller à la rencontre que de ce qu'il connaît déjà d'avance. Deathspell Omega, dans le clip de "Ad Arma ! Ad Arma !" réalisé par Dehn Sora, reprend la thématique du Jugement Dernier – présente dans plusieurs passages du Nouveau Testament, commun à toutes les religions abrahamiques et bien au-delà - mais pour la traiter d'une manière qui bien sûr excède la simple sphère des représentations religieuses. Par la phrase « Thou shalt scar the earth with barren furrows » (Tu cicatriseras la terre avec des sillons stériles) ce clip représente les fatales conséquences de la volonté d'empêcher un monde déjà voué à la destruction de périr. La vie, qui consiste en un jeu, un surmontement sans relâche de soi, est en contradiction avec cette ambition de tout soumettre au moule de la pensée et de la maitrise. L'allure machinique et le caractère identique des individus mis en mouvement dans ce clip symbolise sans doute les effets d'un bourrage de crâne inhérent à toute domination d'un système de valeurs qui brime la vie plus qu'il ne la libère de l'existence travailleuse, où les progrès de la civilisation ont pour revers la dégradation de ceux qui en profitent. Le monument qu'est l'Homme Nouveau sortant de terre à la fin du clip, déjà cadavérique, symbolise cette illusion de maîtrise. L'homme contemporain, même sans Dieu, garde la croyance humaniste selon laquelle c'est lui qui empêche le reste de l'univers d'être absurde, qu'il serait la raison du monde. C'est ce que le clip semble montrer en représentant un homme tirant à lui la Terre dans un effort semblable à celui de Sisyphe. Finalement, tout monde que l'homme regarde comme son œuvre, même en prétendant procéder d'une conception scientifique prétendument objective, est imprégné dès sa naissance de la marque d'un anéantissement comparable au Jugement Dernier. Ce motif biblique n'est que la généralisation du destin qui attend tout monde – qui se réclame du christianisme ou de toute autre idéologie – qu'on tente coûte que coûte de pérenniser, bien qu'il n'ait plus rien à offrir de positif pour la vie humaine.




La place de la religion dans le Black Metal et les musiques extrêmes ne se limite pas à une vision judéo-chrétienne, elle s’est construite en opposition mais aussi à travers elle. L'utilisation de son imaginaire, de ses codes visuels et sociaux permet autant d’interroger la symbolique chrétienne que celle du Black Metal. Lors de l’émergence du Black Metal l'utilisation détournée, inversée de la religion chrétienne s'est posée en acte de révolte, comme un opposé. Cet opposé a pris une forme blasphématrice, satanique, mais l'opposition n'est pas la seule révolte qui a grondé dans ces débuts tumultueux, les religions païennes européennes s'étant rapidement imposées comme une alternative. Si l'imagerie satanique est devenue plus rapidement emblématique, faisant passer tout autre discours au second plan, c'est que la société occidentale est profondément imprégnée de ces codes judéo-chrétiens. L'émotion, l'élan compassionnel qu'il y a eu à travers le monde lors de l'incendie de Notre-Dame de Paris le 15 Avril 2019 est un exemple de l'attachement à des symboles chrétiens venant de personnes souvent athées.

Blasphémer un symbole, c'est aussi lui accorder de l'importance, prendre en compte sa symbolique d'origine. S'intéresser à la symbolique chrétienne dans le Metal extrême, c'est tendre vers une synthèse de son expression dans celui-ci. Nous n'avons volontairement pas abordé les autres styles, nous concentrant sur les deux extrêmes, le Black Metal et l'UnBlack Metal. Loin d'être imperméables l'un à l'autre, les deux styles sont poreux. Le Black Metal inspire l'UnBlack Metal dans son utilisation de ses codes « non-sataniques » comme le visuel des logos, l'esthétique graphique et musicale. Inversement la religion chrétienne est le terreau de la révolte du Black Metal, mais aussi de son renouveau, lorsque les groupes après des années à se poser comme ennemis en viennent à s’inspirer de ses ouvrages et de sa pensée d'origine. On pourrait s’interroger sur la pertinence de lier l'un et l'autre : le Black Metal n'est-il pas la révolte face aux dogmes dominants des religions judéo-chrétiennes, et de ce fait son : « message reçu, une fois interprété complètement, ne fait plus l'objet d'aucun traitement, c'est l'interprétation qu'on y a substitué qui sera traitée » (Dan Sperber – 1974, 26). Mais nous avons vu que le Black Metal n'a pas traité l'ensemble de la symbolique chrétienne. En s'y opposant, il se base sur le discours intrinsèque que fait la religion de « Satan », il n'a pas fait de Satan une nouvelle entité déconnectée de Dieu, il n'a pas créé une nouvelle divinité déconnectée des enjeux chrétiens. L'UnBlack Metal s'inscrit dans une démarche similaire, blasphémant le Black Metal et non Dieu.

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Auteurs : Morgan, Ion, T.
Dessins : Antoine B.

Commentaires

  1. Article très intéressant ! Je ne suis pas tout à fait d'accord sur le fait que l'idéologie chrétienne ne soit pas transgressive "puisque les idéologies religieuses ont toujours bonne presse ici-bas". En France nous faisons preuve d'un athéisme ou au moins d'un antithéologisme assez farouche. Pour moi, le unblack metal trouve donc sa légitimité contestataire car toujours en opposition avec les codes et dogmes véhiculés autant par le black metal (orthodoxe) que par la "société" actuelle. C'est en grande partie pour cela que beaucoup de groupes unblack critiquent les institutions religieuses. (P.S: au début de l'article le groupe pionnier est Antestor et non Ancestor)

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