Chronique | GEHENNA - First Spell (EP, 1994)


Gehenna - First Spell (EP, 1994)

Tracklist : 

01. The Shivering Voice of the Ghost
02. Unearthly Loose Palace
03. Angelwings and Ravenclaws
04. The Conquering of Hisir
05. Morningstar

Streaming intégral :

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Un orgue lugubre retentit, nous transperce, et Gehenna nous plonge d'emblée dans un univers profond, introspectif et sombre. First Spell ne prend pas de détours et reste toujours assez frontal dans son approche. Le premier morceau, "The Shivering Voice of the Ghost", introduit à merveille toute l'énergie de l'album, qui restera cohérente jusqu'au bout, tout en laissant place à une belle évolution. Le rythme régulier, mid-tempo, offre une cadence suffisamment lente pour que l'esprit se laisse bercer par les mélodies et suffisamment rapide pour que celui-ci se sente entraîné par l'ardeur sensible des Norvégiens. Les riffs sont élaborés, groovys et lancinants. Les claviers, quant à eux, se font omniprésents. D'envoûtantes mélopées émanent du synthé de Sarcana. Elles insufflent un charme mélancolique et mystérieux, quasi mystique, aux compositions. Il s'agit de l'ingrédient spécial qui fait de cette œuvre ce qu'elle est. Enfin, la voix spectrale et prononcée de Dolgar nous invite à le suivre à travers les ténèbres. Les paroles qu'il profère sont ici intelligibles. Elles occupent une place non négligeable dans la compréhension de l'album, c'est pourquoi nous nous permettrons de les évoquer.

La musique, tel un vin noir dont on s'enivre un peu plus à chaque goulée, confère au rêveur l'effet d'un envoûtement surnaturel. Comme ensorcelé, celui-ci se verra arraché à la réalité de son quotidien pour s'éprouver dans une rêverie intense, qui le mènera probablement devant les portes de l'inconscient. Le son plein, enveloppant, associé à une certaine répétitivité hypnotique et sans cesse changeante, nous permet de traverser plusieurs couches d'émotion pour finir par atteindre un état de conscience plus profond. La dimension personnelle est mise en avant, nos sentiments sont visés. Cette intimité se révèle avec une grande subtilité. Nous pouvons la vivre comme une communion. Les sons s'incarnent en nous. La voix, qui se module d'un passage à l'autre, parfois chuchotante, imposante et souvent braillarde, affiche un calme pénétrant, inébranlable. Elle semble à la fois proche et lointaine, participant ainsi à amplifier ce mouvement, à la manière d'un guide qui cherche à nous hypnotiser pour nous précipiter dans la noirceur de notre propre esprit. "Close your eyes, follow me blindly"... Cette recette est la même tout au long de l'album, comme un repère, vecteur d'une grande homogénéité. Gehenna ne cherche pas à surprendre, mais à obtenir notre confiance. 

Dans un registre gothique par certains aspects, Gehenna nous montre ici sa volonté d'évasion face au monde réel. Le groupe opère cette fuite par un lyrisme macabre, à la fois grandiose et contemplatif. Cette démarche fait d'eux de dignes héritiers du romantisme noir. Des créatures fantastiques et occultes traversent l'album : "The Shivering Voice of the Ghost" nous décrit un monde hanté par des spectres et des démons. Aussi, le sublime et l'épique y sont représentés à travers des éléments naturels menaçants : la glace corrompt le soleil dans "Unearthly Loose Palace" et le feu des enfers annihile dans "The Conquering Of Hirsir", non sans rappeler le Niflheim et le Muspellheim dans la cosmogonie nordique. La nature est à la fois fascinante et terrifiante, elle porte en elle quelque chose de sacré. Elle est également un refuge, une forteresse de solitude pour les âmes égarées lorsqu'elle prend la forme d'une forêt dans le premier morceau.
Très en vogue à l'ère victorienne, ainsi que dans les racines du rock, était l'ésotérisme. On le retrouve ici dans les thèmes abordés, ainsi qu'à travers un travail d'ombres où se confond une étrange lumière. La pochette de l'album possède quelque chose de troublant qui évoque le procédé cinématographique de la nuit américaine. L'atmosphère des morceaux est nocturne, tissée dans une nuit de ténèbres où le soleil sombre plane sur le monde : "The sun Lucifer//The seal of Sin". On retrouve par ailleurs ce soleil, associé à Lucifer, dans le logo du groupe. L'ambiance de cet album peut être littéralement qualifiée de solaire et ténébreuse, ces deux aspects ne faisant paradoxalement qu'un. Les ténèbres sont denses, presque palpables et endorment notre vigilance à coup de riffs hypnotiques. La lumière semble infusée dans l'ombre à faible dose, elle est omniprésente, elle est la candeur juvénile, la fougue de la mélancolie. Le soleil qui nous domine nous laisse un sentiment de fatalité. Une fatalité présente dans la culture nordique depuis les temps anciens. Nous n'échapperons pas au sort. 

First Spell prend la forme d'un récit ésotérique de type biblique, qui monte en intensité dans un mouvement perpétuel. Malgré une violence beaucoup plus diffuse qu'à l'accoutumée, l'œuvre s'inscrit dans la tradition antichrétienne du black metal. Ainsi l'idée de réveiller les Enfers pour se rebeller contre Dieu est au coeur du propos. Assez court, l'album est structuré en cinq longs morceaux, qui relatent chacun une étape différente du récit. Le premier morceau introduit le narrateur, le fantôme d'un défunt. Celui-ci réside dans une forêt hantée de spectres. La chanson se conclut par l'invocation d'un démon autrefois endormi, qui se manifeste par une voix bien différente de celle qui précédait : "You summoned me in your dreams". On peut l'envisager comme l'expression d'un malêtre et d'une profonde solitude, où le mal exerce sa fascination à travers la rêverie. Le second morceau jouit d'une atmosphère plus grave, plus lourde, tandis que la voix se montre plus agressive, plus effrayante, comme si le démon prenait petit à petit possession du narrateur. Celui-ci commence à apprivoiser ses nouveaux pouvoirs, il prend forme. Il se montre tentateur. Il cherche à nous envoûter pour nous rallier à sa cause, contre Dieu. Le troisième morceau, "Angelwings and Ravenclaws", s'avère beaucoup plus aérien, presque dansant. La voix est encore différente, plus menaçante et presque enjouée. Il s'agit d'un assaut contre le royaume céleste et aussi d'un avertissement qui annonce que des malheurs imminents vont s'abattre. Le caractère manichéen du propos est totalement assumé dans cette incursion, dans cette ascension du mal contre le bien, des étages inférieurs contre les étages supérieurs, des griffes de corbeaux contre les ailes d'anges. "The Conquering of Hirsir" est sans conteste le morceau le plus épique de l'album. Suite à cette provocation, la rébellion a lieu. La guerre fait rage, Hirsir brûle dans les flammes, écrasée par la marche des Enfers, alors que l'ange Lucifer, renié des cieux, entame sa chute pour arriver sur Terre tel le protecteur des vivants et des morts. Tandis que l'introduction du dernier titre, "Morningstar", semble annoncer une conclusion, le morceau repart de plus belle, annonçant au contraire une suite : First Spell n'est que le début d'une trilogie occulte. Dans cette chanson, Lucifer prend le pouvoir sur les hordes souterraines, en appelle aux armes, pour un dernier combat contre Dieu. Les spectres sont amenés à se rassembler, à fusionner pour ne faire qu'un. Cela nous renvoie en quelque sorte au premier morceau, refermant le cycle : le sceau de Lucifer est scellé. 

Le chant occupe une place essentielle dans ce voyage. Le narrateur, initialement neutre, se transforme au fil des morceaux en démon, que nous sommes invités à suivre. Il est notre guide dans les ténèbres que nous allons embrasser. Le temps semble poursuivre sa fuite éternelle, tandis que nous sommes entraînés dans cette chevauchée infernale, avec cette énigmatique pochette pour point de départ. Des ombres immobiles, qui semblent se rencontrer pour d'obscures raisons, l'une à cheval, regardant l'autre qui se tient encapuchonné à côté de sa monture. Dans notre imaginaire, cela évoque les contes où le Diable prend forme humaine pour proposer un pacte à un personnage qui bien souvent se trouve dans la détresse. Ainsi son âme est enchaînée au mal. La conclusion, refermant le cycle de ce voyage, n'est autre qu'un obscur rituel auquel nous prenons part.... 

"Let the ghosts gather 
Wandering endlessly 
All of them old and new 
Let them all gather 
All hell your ritual seam to attract"

Le nom "Gehenna" fait référence à la Géhenne, vallée située près de Jérusalem, où une ethnie cananéenne sacrifiait des enfants par le feu en l'honneur du dieu Moloch. Reprise maintes fois dans l'Ancien Testament et dans les trois grandes religions monothéistes, la Géhenne désigne également l'Enfer, représenté comme le feu éternel et par extension un lieu de supplice et de torture. 

En écoutant l'album, nous sommes finalement descendus en Enfer pour signer un pacte avec le démon. Nous sommes tombés peu à peu dans ses filets, et ils se referment maintenant sur nous, car Lucifer nous réclame un sacrifice comme pour sceller le rituel. Bien sûr il s'agit là d'une métaphore, symbole d'un profond rejet du monde et de l'ordre établi : Lucifer comme figure de la rébellion et de l'absolu. Quoi de plus black metal ? Cependant, on est en droit d'être troublé par cette approche musicale où la haine, plutôt que d'être exacerbée, semble contenue, laissant place à une palette de sentiments. Nous pouvons tour à tour nous sentir absorbés, captivés, fascinés, émus, inspirés, paisibles, sages, matures, nobles, fiers, vivifiés, galvanisés, exaltés, vaillants, valeureux, détachés, insensibles, nostalgiques, tristes, âcres, haineux, mélancoliques ou rêveurs. La colère n'est pas prédominante. On pourrait la croire résignée et pourtant elle trouve place principalement dans la révolte. Ces personnages qui s'expriment à travers la voix de Dolgar ne sont-ils pas différents des hommes ? Leur nature surnaturelle et divine leur impose une posture, une stature supérieures à ceux de notre espèce. Ils sont la voix de la sagesse. Ils sont idéalisés, ils sont des fantasmes. Cela offre sans doute de la teneur à ce parti pris. 

Il est difficile de ne pas être fasciné par First Spell, par sa finesse, par les émotions complexes qui y sont véhiculées. Dolgar, Sanrabb et leurs acolytes ont réussi un coup de maître en réalisant cet EP, certes trop court, mais terriblement complet, où les paroles et la musique vibrent ensemble pour nous offrir une expérience unique. First Spell, sorti en 1994, dans une époque où le black metal commençait à s'étendre en diverses ramifications, mérite sa place parmi les grands albums de la seconde vague, plaçant Gehenna comme l'un des acteurs mémorables de la scène. À l'époque, ce second EP, duquel émane le charme puissant des débuts, vient faire éclater leur talent au grand jour. Leur musique s'écarte alors des standards de la scène norvégienne, notamment par une violence moins mise en avant et l'introduction de claviers. First Spell a sans conteste exercé une grande influence sur la branche atmosphérique du black metal. Jamais nous n'aurons fini d'expérimenter sa richesse et de nous en nourrir.

Iviche

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Gehenna

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