Chronique | LORDS OF CHAOS de Jonas Åkerlund (Film, 2018)



Vous en avez tous entendu parler : Lords of Chaos, qui sortira officiellement dans les salles européennes le 29 mars 2019, est un film de Jonas Åkerlund qui retrace l'histoire de la seconde vague du black metal. Nous partons du principe que vous connaissez tous les charmants détails de ce récit, mais pour ceux qui ont la mémoire courte ou qui n'ont jamais été passionnés par la frange fasciste des campagnards scandinaves, notez que cette chronique contient des spoilers. 

Autant se débarrasser directement de l'inintéressant : Lords of Chaos n'est pas un bon film. Il comporte tous les défauts habituels des biopics, genre ô combien à la mode et pourtant si difficile à rendre pertinent et honnête avec le spectateur. Vous me direz que dès l'apparition des trailers, ce film ne prétendait reposer que sur "la vérité, les mensonges, et ce qui s'est réellement passé". Nous vous dirons que la réalité d'une histoire ne lui confère de toute façon aucune valeur esthétique : si le sceau de la véracité ou une prise de parti par rapport à ce dernier est le principal intérêt d'un film, le projet manque bien d'ambition. Nul commentaire sur le lien précis entre ce qui est montré dans Lords of Chaos et ce qui s'est supposément passé en Norvège au tournant des années 1990 n'apparaîtra donc dans cette chronique. Après tout, ni vous ni moi n'y étions. 


Le premier écueil évident que n'a pas su éviter Jonas Åkerlund est l'effet "checklist", ou l'art de faire énoncer de manière forcée et artificielle aux personnages tout mot clé du récit, par exemple lors de la formation officielle de l'Inner Circle, ou bien sûr à chaque mention du "True Norwegian Black Metal" (jeu à boire recommandé). L'avidité de provocation du film tombe également à l'eau : utiliser cinq fois "fuck" et "fucking" dans chaque dialogue, c'est comme composer un album avec quarante minutes de double pédale en continu : au bout d'un moment, on ne l'entend plus. Toutes ces stratégies désespérément lourdes ne sont, en outre, pas sauvées par le jeu d'acteurs aussi caricaturaux que leurs personnages. En parallèle de ces gaucheries, Lords of Chaos réussit le pari fou d'obtenir une photographie médiocre, dans un film tourné en Norvège, et dont plusieurs scènes représentent de gigantesques incendies. Le tout agrémenté de musiques de Sigur Rós. Il fallait le faire. Cette pellicule ne manque pas non plus de décevoir en tant que biopic censé être plus ou moins musical : vous n'y entendrez pas le moindre morceau complet. La seule immersion dans ce qu'est avant tout le black metal (une musique, non?) est limitée à une scène de concert tronquée, et à quelques secondes d'une répétition et d'une arrivée en studio. Nulle considération pour la composition, l'écriture et la création d'une musique qui, comme d'habitude dans ce genre de film, est prise pour acquise, et totalement délaissée au profit de commérages et conflits internes. Jonas Åkerlund s'intéresse bien moins à l'art sonore du black metal norvégien qu'à l'imaginaire qui s'est construit autour de sa scène fondatrice, à la violence qui l'a accompagnée, et à la fonction de cette dernière.

Derrière une cinématographie insatisfaisante, plane alors une grande interrogation sur le propos du film, et sur le degré auquel il est bon de le recevoir. Là où Lords of Chaos pêche souvent en analyse individuelle du black metal, il gagne en effet une représentation étonnamment large et universelle des scènes artistiques soumises au débat sans fin de l'authenticité. Qu'est-ce que l'absolu artistique ? Jusqu'où est-on prêt à aller pour défendre et promouvoir l'ethos de son genre musical ? Comment concilier, ou non, authenticité et mercantilisme ? Que cherche-t-on à atteindre par le biais de son oeuvre ? Les réponses que tentent d'apporter Euronymous et Varg sont bien évidemment sans pareilles dans leur extrêmisme, leur radicalité, leur irréflexion, et même leur naïveté. Cela n'empêche pas les enjeux auxquels ils se confrontent de porter un récit étonnamment convaincant sur le jusqu'au-boutisme aveugle (Varg) et le culte des apparences sans acceptation de leurs conséquences (Euronymous) – une opposition qui fait perdre aux deux partis le sens des réalités.


Cependant, avant d'accéder à cette lecture, encore faut-il dépasser la manière dont se présente avant tout Lords of Chaos : un film qui ridiculise ses protagonistes sur toute la ligne. La première moitié du film est longtemps ambiguë sur la source de cette ridiculisation, que l'on ne saurait encore qualifier de volontaire ou accidentelle. On ne vous cachera donc pas que les instants de malaise sont denses et nombreux, principalement jusqu'au retour de Kristian Vikernes sous le nom de Varg, qui signe le passage d'un drame adolescent saugrenu à une fuite en avant vers des extrémités indéfendables. L'évolution du film nous a alors fait trancher définitivement en faveur d'une distanciation assumée et même amusée, qui tourne en dérision les décisions et mises en scènes que les personnages prennent le plus au sérieux. Jeunesse, ennui et désoeuvrement sont pointés du doigt comme les premiers responsables des excès et crimes de personnages qui n'ont pas la moindre idée de ce qu'ils font – à l'exception sans doute de Dead, dont la maladie mentale en fait paradoxalement le plus lucide de la bande. En résultent des scènes souvent longues, maladroites, où les musiciens n'assument pas leurs propres hésitations, pour finalement se perdre dans un acharnement vidé de sens. L'assassinat commis par Faust en fournit un exemple parlant, et ouvre la porte à une complaisance du film dans une violence crue, étirée dans un rythme lamentable (sans doute délibéré).

La moquerie la moins discrète du scénario reste malgré tout le traitement des compagnes féminines, voire groupies des musiciens. Leur rôle et la manière qu'ont les personnages masculins de les recevoir décrédibilise toute croyance en une essence black metal différente de celle du hard rock et autres genres plus décomplexés. Les méthodes peuvent diverger ; le besoin de se sentir important est identique. Bien que l'effet comique évident de personnages féminins stéréotypés ait ici son intérêt, les scénaristes échouent malgré tout à s'en sortir dès qu'ils cherchent à sortir l'une d'entre elles de sa position de groupie. Encore des auteurs incapables d'écrire un juste milieu crédible entre femme fatale sans attache et posture maternelle protectrice.


En fin de compte, difficile de faire le tri dans ce qu'il faut retenir de Lords of Chaos. À quel point les erreurs du film sont-elles pensées pour refléter celles de l'Inner Circle? L'idée était-elle d'assumer l'idiotie et le vide des personnages par une oeuvre emplie de grisaille et de longueurs? Quelle corrélation entre la naïveté des dialogues et celle des équipes d'écriture? Quels que soient les rouages de sa création, Lords of Chaos a malgré tout le mérite de faire réfléchir sur l'authenticité, l'intégrité, la violence, l'inconscience, la paranoïa. Il montre un glissement vers des points de non retour, à partir d'une scène à l'origine si comparable à d'autres :

"This generation [...] is not exactly beat, but it is composed of young people who are desperately hungry for a small, safe taste of an unslick, underground world" 
(Cette génération n'est pas forcément paumée, mais elle est constituée de jeunes gens désespérément avides d'un petit aperçu sans danger sur un monde underground et abrupt.) 

Susan Montgomery, décembre 1960, "Folk Furor", dans Mademoiselle, à propos du public du Newport Folk Festival dans le Rhode Island

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Marion & Marc




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