Chronique | MASTODON - Cold Dark Place (EP, 2017)


MASTODON - Cold Dark Place (EP, 2017)

Tracklist

01. North Side Star
02. Blue Walsh
03. Toe to Toes
04. Cold Dark Place

Extrait en écoute : 



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Il y a maintenant trois semaines, Mastodon jouait à l'Élysée Montmartre, à Paris. Ceux d'entre vous qui ont assisé à cette somptueuse date ont pu y entendre la plupart des titres de Emperor of Sand, le brillant opus du groupe paru en début d'année. Lors des sessions d'enregistrement de ce petit dernier, cependant, un autre titre n'a pas trouvé sa place dans l'oeuvre finale. Les Américains ont donc jugé bon de nous le partager, entouré de trois autres pistes qui avaient de la même manière été écartées après l'assemblage de Once More 'round the Sun (2014) : voici Cold Dark Place

Paru en septembre dernier, cet EP porte tout particulièrement l'empreinte de Brent Hinds, l'un des deux guitaristes du groupe. Il est le compositeur presque exclusif des morceaux de Cold Dark Place, à l'exception de "Toe to Toes", qui est un effort plus collectif. Il a confié à Guitar World que ses titres étaient à l'origine inspirés d'une "méchante rupture", suite à laquelle il avait écrit une musique "sombre, belle, effrayante, funky, aérienne, mélancolique, qui sonnait même un peu comme les Bee Gees". Nous garderons sans doute quelques réserves sur ce dernier détail, mais une chose reste sûre : le temps est bel et bien couvert chez Mastodon

Les thèmes abordés dans ce disque prolongent en effet ceux d'Emperor of Sand, qui suivait un personnage condamné à mort dès le début de l'album. Cette fois-ci néanmoins, le voile narratif qui recouvrait les questions de mortalité et d'evanescence est bien plus discret, ce qui nous laisse entrevoir un discours mis à nu, une musique nettement moins lourde, encore plus nuancée que d'habitude, et une manière un peu différente de transmettre les émotions. Impossible ici de ne pas sentir la gravité des expériences traversées par les musiciens avant de nous livrer cet EP d'une rare noirceur - vous aurez remarqué que les habituelles couleurs criardes des artworks de Mastodon se sont évaporées. Rupture pour l'un, perte de la mère pour l'autre, lutte contre le cancer de son épouse pour un troisème... Pas d'équivoque sur le ton de cet album.


Dès l'ouverture de "North Side Star", les amateurs des ambiances les plus tourmentées du groupe comprennent que cet EP est fait pour eux. Guitares claires et acoustiques sont au rendez-vous, dans des arpèges lentes et légèrement dissonantes, subtilement rehaussées de claviers ou de motifs aigus en arrière-plan : juste ce qu'il faut d'étrange et de dérangeant pour une atmosphère planante, dépaysante, inquiétante. Il s'agit finalement presque du type de sonorités que l'on avait pu entendre sur les oeuvres les plus progressives du groupe ("The Czar", "The Last Baron", ou même "Chimes at Midnight"), la différence se faisant sans doute sur l'humilité qui se dégage de Cold Dark Place. Nulle flamboyance dans ces titres aux mélodies fines et aux harmonies vocales obsédantes, toujours aussi réussies grâce au mélange des timbres contrastés présents dans le groupe. Tout sentiment épique a été évacué, pour ne laisser place qu'à une détresse sourde, comme dans le sinistre morceau éponyme. La perte de l'autre y est affrontée de face, dans une ambiance soignée et saisissante, qui s'enfonce toujours davantage dans la mélancolie et le spleen, en refusant la facilité d'un climax trop dramatique. Comme le vieillard de la couverture, étouffé par le bois mort, le chagrin se noie dans la répétition de l'adieu, auquel la voix ne peut se résoudre : "I've gone away forever..."

Toutefois, bien que ce disque contienne certains des textes les plus sombres du groupe, Mastodon réalise un tour de force en évitant de se complaire dans une oeuvre uniquement cafardeuse. Malgré l'unité des thèmes de l'EP, celui-ci n'en est pas moins riche musicalement. Les trois premiers titres comportent tous leurs instants groovy typiques du quartet, où les riffs s'enchaînent dans des rythmiques qui seraient presque dansantes si les paroles qui les accompagnent n'étaient pas si lugubres. La légèreté et la simplicité des couplets de "Blue Walsh" ressemblent parfois presque à de l'innocence. Plus tard, Brann Dailor vient scander son désespoir devant la perte de l'être aimé : "You disappeared into the steam". Sa voix candide, en retrait dans le mix, est étouffée par la vapeur destructrice qu'il évoque. Mais étonnamment, cette phrase se conclut toujours sur un accord majeur. C'est là toute la puissance de Cold Dark Place : son audace à aborder sans compromis la lourdeur de la vie et de la mort, sans perdre toute la palette de couleurs de Mastodon - bien au contraire. Le groupe nous surprend même avec un "Toe to Toes" franchement entraînant, très léger, rempli de motifs et de sonorités pop, sans cesse vitalisé par des changements de mesure, de tempo et de tonalité. C'est par ailleurs le titre aux paroles les plus "classiques" pour le groupe : le discours est obscurci par une rencontre entre le narrateur et une bête monstrueuse. Il s'agit là du matériau textuel le moins grave du disque, et donc de celui qui a posé le moins de contraintes à la composition.

Et pourtant, c'est bien dans le même "Toe to Toes" que le locuteur déclare : "I played the part of me that no one wanted to see". Cold Dark Place, même dans ses sections les plus lumineuses, ne nous laisse pas oublier qu'il parle d'individus poussés dans leurs derniers retranchements physiques et émotionnels. Le contexte du premier titre est une sorte de fin du monde, où la folie des éléments et l'imminence de la mort entraînent aussi bien intensifications affolantes que ralentis et soli dramatiques. Le morceau éponyme, quant à lui, dépeint l'homme embourbé au plus profond de son désespoir, sur le thème de la rupture et de l'adieu. "Will you go, as I want to mend?" : les derniers mots de l'album nous abandonnent sur des regrets, sur une déchirante amertume, celle du ressassement des discordes avec l'être aimé, celle qui interdit toute esquisse d'apaisement. Les choeurs funestes et la gravité du solo final achèvent le travail du disque, qui n'aura eu besoin que d'une vingtaine de minutes pour nous noircir l'esprit. Mastodon nous aura confié, en toute discrétion, une oeuvre sincère, poignante et majestueuse.

"Cold Dark Place is the concept of living and how much it hurts to be fucking alive." 
Brent Hinds

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 Marion

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