Interview | Déhá, un musicien éclectique à l'art cathartique



Déhá, un nom qui parlera à pas mal de nos lecteurs les plus assidus, puisque l'artiste belge est à l'origine de nombreux projets venant irriguer la scène UG de son art sombre et cathartique, 
On avait déjà causé avec lui à propos d'Imber Luminis, mais cette fois-ci le musicien nous parle de sa vision de l'Art et de la musique, de son projet perso, de la scène bulgare dans laquelle il évolue en ce moment... Plein de bonnes choses au programme !



- Puisque tu es un musicien très prolifique, pourrais-tu nous présenter tes projets les plus récents (j’entends par là ceux qui sont nés entre 2015 et 2016) et en particulier ton projet solo dans lequel tu as évoqué tout un panel d’influences ? 

Deux groupes sont nés : Lebenssucht et Sources of I. Le premier est né suite à la rencontre avec S Caedes & Ahephaïm (Humanitas Error Est) l’an passé. Nous faisons un black metal sombre, grosses tendances DSBM comme les gens aiment en parler, mais cela reste incroyablement violent et bourrin. Faut pas s’attendre à du mid tempo de pleurnichard.



Concernant Sources of I, cela s’est créé vers 2014. Je suis installé à Sofia depuis 2013 et je voulais absolument créer un groupe, faire du live, changer de ce que je fais de base. De là, j’ai proposé à Vortep (batteur de Dimholt) un petit machin, et cela s’est fait assez vite, au final. On fait un metal noir, sombre, inspiré de philosophie négative.




Le projet « solo » qui sera simplement sur mon nom (Déhà), c’est surtout une manière de pouvoir m’amuser davantage pendant que je fais de la musique. Ce n’est pas un secret : je suis amateur de tous styles de musiques, y compris ceux que les élitistes black metal ne peuvent écouter, mais je m’en balance. Donc en gros, grâce à pas mal de gens qui ont acheté ce que je vends en CD, j’ai réussi à m’offrir une guitare 8 cordes, et pour tester cette dernière, j’ai voulu faire un petit morceau comme ça, pour rien. Au final, le morceau fait, en ce moment, 74 minutes et brasse énormément de styles (black, death, power, hardcore, grind, heavy, ambient, chaotic, melodic, superhappy, depressif, doom, extreme doom, trance, dubstep, trap, funk, ballad, jazz, …) et je m’amuse. Pour une fois, c’est l’important.

- En parlant de DSBM pleurnichard, que reproches-tu à la scène actuelle de ce sous-genre?

En généralisant beaucoup, j'ai beaucoup de mal avec ces groupes qui se 'forcent' à déprimer ou souffrir, et à sortir des albums mal produits en s'inventant un background. Des gens disent qu'Imber Luminis ou Yhdarl font partie de la scène, et non, je ne trouve/pense pas du tout. Je ressors des parties différentes de mon intérieur, mais je n'ai rien à cacher, et surtout rien à inventer. Il y a des groupes, ceci dit, qui sont non seulement vrais, mais l'émotion est palpable (Through The Pain, Wehmut) et là, tout mon respect. Après, bon, je généralise beaucoup sur le coup : plus je vieillis, moins je deviens patient et objectif. C'est le problème de l'underground : il y a tellement de bonnes choses, mais il faut les trouver, et souvent elles sont cachées sous une mare de choses potables, voire nulles. Subjectivement. Je sais que l'art n'a pas droit à avoir une chronique dite "parfaite, qui aille à tout le monde", chacun a son propre avis et j'en ai rien à faire si ma musique ne plait pas. Monde libre, tout ça. Si j'en touche, j'en suis content. Mais toute musique est égoïste donc j'ai beau cracher ma bile sur certains groupuscules, cela n'empêche pas que si ça leur fait du bien, bah pourquoi pas, allez.

- Le premier concert de Lebenssucht aura lieu au Radiant Art Festival avec Urfaust et Lugubrum en tête d’affiche, quel lien ferais-tu entre la musique de Lebenssucht et le concept de ce festival ? 

Nous sommes un groupe dans lequel nous primons notre art avant tout, au-delà de la musique d’ailleurs, comme une performance (cf. actionnisme viennois), de l’art total, si tu veux. Ce festival est parfait. Les groupes, le cadre, l’ambiance prévue, … Parfait pour une première performance.





- A propos d'art total, que penses-tu de la démarche de Maxime Taccardi, à savoir traduire sa peinture en musique et en vidéo dans des projets comme KFR?

Maxime Taccardi représente une aura bien plus black metal, en art, que pas mal de groupes. Lorsqu'il m'a invité pour ANTI, il avait tout compris, et savait ce qu'il faisait, je n'ai fait que le suivre. Son savoir en black metal est infini. Je pense qu'il en est un de ses représentants actuels, et il tient bien la flamme dans ses mains. Le black metal n'est pas qu'une musique, ni qu'une manière de penser. C'est un tout, global, élitiste, sombre forcément. Pourquoi, d'après toi, je considère Abruptum comme du black metal? Ou Full Of Hell comme du black metal, aussi? Dans leur démarche, c'est ça. Dans le style de musique même, bien sûr que non. Mais l'aura même, oui. Chaque chose que Maxime fait, c'est cela, cette ambiance sale, primitive, violente et personnelle. Et il maîtrise, vraiment, ses arts.




- Travailles-tu différemment lorsqu’il s’agit de projets personnels ou de projets plus collectifs ? La catharsis a-t-elle un rôle plus important lorsqu’il s’agit d’Imber Luminis par rapport à We All Die (Laughing) ou bien Maladie? 

Honnêtement, je pensais que ce n’était pas trop possible de pouvoir rentrer dans un « autre » groupe qu’un que j’aurais créé. Au final, je me suis trompé vulgairement. WADL (ndlr We All Die Laughing) je l’ai créé et même si nous sommes plusieurs, j’ai un grand mot à dire dans le groupe, bien qu’en fait, je n’ai rien à dire de grand : travailler avec des professionnels, c’est le pied. Clouds ou Maladie par exemple sont des groupes que je n’ai pas créés mais dont je suis membre actif à part entière, et j’ai réussi à rentrer dans la musique facilement, à comprendre tout. Au final, ces groupes sont devenus des catharsis, autres, mais catharsis quand même aussi. Je ressens les choses différemment, mais je les ressens. Mon travail est le même, juste que je sais qu’il va être décortiqué par un groupe complet. Et c’est bien, très bien même. Ce qui me manque, juste, c’est le live. Ce n’est jamais simple.

- Le live ce n'est jamais simple, pourquoi? par manque de temps ou par manque de moyens? Ou simplement par manque de propositions ou de demande du public ?

Tout en même temps, je pense. Vu que je suis en Bulgarie et que mon """nom""" est relativement su en France / Belgique, cela signifie de jouer souvent sur place, donc l'avion, du logement, la bouffe et les boissons (qui sont 2X plus chers pour mes standards actuels), etc. . Dépendant le line-up aussi (d'où ils sont, etc). Et forcément, certains de mes groupes/projets ne sont pas le genre de musiques qui se jouent forcément en live (ou qui attire des gens). Tout se résout pas mal autour de l'argent et du temps, comme pour presque tout. Ceci dit, parfois, le résultat est grandiose et me donne un coup de pied au cul pour avancer (Cf. le concert de WADL à Lille, en décembre dernier, qui était une réussite pour tout le monde, nous & le public). C'est pour cela que j'essaie de trouver 'les' gens avec qui bosser et, sans m'avancer, je pense avoir trouver une base de gens professionnels avec qui travailler la musique n'est pas un réel travail mais un plaisir. Après plus de 20 ans donnés à la musique, je n'ai plus la patience d'attendre, de recommencer à répéter 3 fois par semaines, à expliquer au gens comment jouer tel ou tel riff, etc. . Comme dit : plus je vieillis, plus je deviens un connard.

- J’ai vu que tu travaillais chez le label Kaotoxin, et d’ailleurs pas mal de groupes dans lesquels tu officies sont signés chez ce label, comment cette collaboration a-t-elle été possible ?

Nicolas est un ami depuis pas mal d’années, et c’est un ami avant mon label, forcément. Il a une relation unique et proche avec ses groupes et ça dépasse de loin le côté business, si tu veux. Nico, c’est un support en ce qui me concerne, un grand frère qui me pousse à faire ou ne pas faire, des conseils géniaux, etc. Après, bah, ça s’est fait lorsqu’Arno & moi préparions le premier album de WADL. On lui a envoyé genre 6 minutes de la chose je pense, et Nico a adoré, et voilà. Ça se fait parfois aussi simplement que ça. Note, ceci dit, que je n’ai que WADL de signé chez Kaotox. COAG est quelque peu en pause par cause de manque de temps, tandis que Merda Mundi, Yhdarl & Sources of I sont chez Tanquam Aegri Somnia (soit, un sous-label de Kaotoxin, mais même)

- En plus de tes activités en tant que musicien, tu es aussi producteur, quelle vision as-tu de ce métier plus technique et comment fonctionnes-tu par rapport à cela? Quels sont les règles à suivre lorsqu’un artiste souhaite faire appel à tes services ? 

J’aime travailler pour les gens, si tu veux, pour leur groupe, leur son, leur vision. Mon but est de rentrer dedans et d’en ressortir le meilleur de l’ambiance, et d’utiliser mon expérience et mes connaissances pour leur faire ‘le’ son pour eux. Je dois connaitre le groupe et apprendre presque tout sur eux pour bien comprendre ce qu’ils veulent ressortir. Vu que je suis une personne assez simple, je suis direct (parfois violent) mais droit aussi, les gens sont très content de bosser avec moi de ce que j’en sais et c’est bien cool. Il n’y a pas trop de règles à suivre, à part les bases : connais ton instrument, tes chansons, pas d’alcool ou drogues pendant l’enregistrement et voilà. Pas de limite de musique, style, … J’apprends beaucoup, et c’est toujours un challenge génial de rentrer dans l’entité d’un groupe pour en apprendre l’identité et les aider à la faire ressortir davantage. Un exemple serait le premier album de LVTHN – Eradication of Nescience. Tout a été enregistré chez moi et j’en suis incroyablement fier. Ou quand PARAMNESIA sont venu me demander de re-mixer et re-mastériser leur premier EP, pareil : fierté absolue, apprentissage énorme.




- Puisque tu habites en Bulgarie, c’est l’occasion ou jamais de découvrir sa scène méconnue. Pourrais-tu nous en parler (groupes, assos, fanzines…) et/ou nous conseiller quelques groupes?

Il y a tellement de groupes en Bulgarie qui valent la peine que cela serait vraiment trop long de faire une liste, mais je peux en citer vraiment pas mal : Dimholt (Black psyché), Trysth (Atmo/Sludge/Doom), Orenda (Cult BM), Bolg (Marduk BM), Cupola (Prog Death), Vrani Volosa (Pagan Metal), Occultum (Black Prog), Mytrip (Dark Ambient / Drone), Obsidian Sea (Trad Doom), …

Mais il y a aussi une scène avec des groupes de tous styles forcément, pas mal dans le neo metal / hiphop tendance violente, ou du metal moderne, gothique, … La scène regorge de plein de groupes excellentissimes qui feraient passer certains vieux groupes européens pour des débutants.
Le problème, c’est que tous les autres pays, lorsque tu leur parles de la scène Europe de l’Est, ils s’arrêtent en Ukraine ou parfois un peu en Russie, mais rien à battre du reste, toujours et uniquement les groupes qui s’en sortent (genre Dordeduh ou Negura Bunget pour la Roumanie, ou Enthrallment pour la Bulgarie). Et c’est terriblement dommage, comme si c’était un gage de mauvaise qualité… C’est du n’importe quoi, les gens devraient simplement s’ouvrir un peu plus et se forcer à écouter un groupe qui vient de contrées que tu ne connais pas. Personnellement, j’en ai connu des groupes du genre (Zuriaake – Chine / Violet Cold – Azerbaïdjan) et voilà, il faut s’arrêter de jurer que par une scène d’un ou plusieurs pays. La Norvège, c’est bien, mais y’a mieux et différent ailleurs.
En assos et compagnie, il y a le très bon webzine MetalHangar18, il y a l’organisation The Other Side, et le festival de metal extreme AUTUMN SOULS OF SOFIA donc je suis un petit superviseur, et dont la 2ème édition contient des groupes énormes genre Acherontas ou Esoteric qui viennent à Sofia.
Les choses bougent pas mal, surtout depuis quelques années, ici. Le problème c’est l’argent, comme d’habitude. Va-t’en faire un album avec un son parfait, une promo parfaite pour trouver un label, la thune pour tourner, etc. avec 300€/mois grâce à ton job qui te bouffe 12h/jour. Comme d’habitude. Alors ça, plus le fait que les gens refusent d’écouter ce qui se passe ici, et tu as ce résultat. Un potentiel tellement grand, mais non traité.




- D’ailleurs, tu es présent sur scène lors de concerts locaux, quelle expérience en as-tu tiré ? (je pense à Sources Of I mais peut-être y en a-t-il d’autres) 

Une expérience différente : les gens, ici, vont toujours vouloir écouter ce que tu fais. J’avais ouvert avec une collaboration Mytrip/Yhdarl (suicidal drone ambient, en tout) pour la release party de Trysth (atmo sludge) avec Dimholt dans la soirée aussi (black psyché), et j’étais choqué d’avoir le même nombre de personnes à chaque groupe. Les gens veulent comprendre ta musique, donc ça bouge, la vraie bonne ambiance quoi. Très loin des bras croisés dans le fond de la scène.
Les Bulgares sont des gens ‘vrais’, si tu veux, ils ne peuvent pas mentir. S’ils n’aiment pas, ils vont juste rester dans un coin mais quand même écouter, pour ne pas finir con au final. C’est quelque chose de très typique de l’Europe de l’Est : le public en veut et en redemande (d’après toi, pourquoi Hypocrisy ont choisi Sofia pour leur DVD, hors le prix moins cher de base ?). Je me souviens lorsque nous avons joué avec Clouds en Roumanie au Dark Bombastic Evening, c’était pareil. 17h, premier groupe du dernier jour : +/- 500 personnes. Et voilà quoi.

Franchement, j’en connais des groupes qui aiment le public de l’Est et ce n’est pas une légende : c’est clairement mieux qu’ailleurs parce que les gens ont une notion qu’ils tiennent la main haute : le respect. Mon premier concert avec Sources of I, on l’a fait dans un bar qui ne prend pas plus de 80 personnes (en mode sardines), avec un son pas génial et compagnie, à l’ancienne, à la véritable si tu veux, et bien que mon nom fasse plus ou moins soulever des oreilles ici, les gens sont venus simplement voir un concert de black metal. Résultat : 60 personnes, une ambiance de fou. La Bulgarie, vraiment, c’est excellent. Et rempli de bonnes choses.

- Tu as écrit un morceau en hommage aux victimes des attentats récents de Bruxelles, pourrais-tu nous en parler et expliquer ta démarche ? 

Tu es bien au courant de mon côté super gamin émotionnel en besoin de se lâcher presque constamment. C’est ça. J’étais sur Bruxelles deux heures avant l’attentat à l’aéroport de Zaventem et, heureusement ?, je suis trop pauvre pour prendre les avions dits chers, donc je suis allé à l’aéroport low-cost, à Charleroi. Arrivé à Sofia, j’avais tellement de notifications de ma famille, amis, proches que j’ai commencé à stresser. Après m’être rendu compte de ce qui se passait, je scrutais les réseaux sociaux et les messages privés pour avoir des nouvelles de mes proches sur place. Vu que ma paranoïa est plus proche d’une maladie qu’une simple passade emmerdante, j’ai vraiment eu beaucoup de mal pendant les jours qui ont suivi la chose. Mais dès que je suis rentré chez moi, j’avais ce besoin pressant de faire quelque chose. J’ai pris ma guitare, 120 bpm en click, et j’ai enregistré en one shot. Puis la même avec les voix. Puis la même avec la batterie. Puis juste un effet de distorsion çà et là et je me sentais ‘mieux’ paradoxalement. C’est un besoin vital si tu veux. Oui, bien sûr, je connais de loin/très loin quelques victimes et ce morceau leur est dédié, comme à leur famille, leur proches. Et j’espère, vraiment, que ces enculés vont se faire démonter à la torture moyenâgeuse. Vraiment ras le cul de regarder toujours au-dessus de mon épaule dès que je voyage ou rentre chez moi. Bande de cons.

- Si l’occasion se présentait, souhaiterais-tu t’ouvrir à d’autres formes d’art? Ou la musique te suffit ? 

Depuis quelques années, j’aimerais vraiment faire une fusion de ce que j’aime faire en art visuel (à savoir principalement de la photo manipulation, sombre et souvent érotique) et de peinture (acrylique). Mais cela se fera lorsque j’aurais assez de temps, à savoir jamais.
J’écris aussi, parfois, autre que les textes dans mes morceaux. J’avais un plan de faire un essai philosophique mais non, c’est de la merde. J’ai fait du théâtre, un peu de cinéma et oui, pourquoi pas recommencer si j’ai le temps (et qu’on me paie putain), mais principalement, je m’intéresse plutôt à la production pour groupes. Après… j’aime l’Art, en général. J’aime voir, lire, regarder, apprendre, réfléchir, donc je ne peux dire vraiment. Y’a moyen que je découvre un truc et que je me lance à fond dedans aussi.


Interview réalisée par mail par T.


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