« La pensée d’un homme est avant tout sa nostalgie ».
- Albert Camus.
Il n'est sans doute pas de meilleure citation pour illustrer les travaux d'Erang. Figure emblématique du Dungeon Synth en France, le one man band - à travers l'expression de sa propre mélancolie - plonge l'auditeur dans un royaume perdu. "Casting the Ancient Spell Again", septième album d'Erang, a été dévoilé au public en janvier dernier. Cette interview sera donc l'occasion de revenir sur ladite production, et d'en savoir plus sur le projet de cet énigmatique compositeur.
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Si la Russie a vu naître la Dungeon Lore
Foundation, regroupant une cinquantaine d’œuvres du genre, le Dungeon Synth
semble assez peu représenté en France. Quel est donc l’élément déclencheur qui
t’a poussé à former Erang ?
J’ai sorti le premier
album d’Erang le 18 mai 2012. Avant ça je faisais un peu de musique qui n’avait
rien à voir, assez atmosphérique, mais je n’étais pas convaincu du résultat. Inconsciemment
je m’interdisais certaines choses, certains sons et je ne faisais pas
suffisamment confiance à mon instinct. Et puis j’en ai eu marre et après
presque un an sans rien créer j’ai décidé de faire quelque chose qui me plaise à
100%, sans me soucier du reste : ni du matériel, ni de la technique, ni du
bon goût, juste d’être fidèle à mes émotions. Cela correspond à la période où
j’ai découvert Mortiis et les albums « d’ambient medieval » de
Burzum, sans rien connaître du background de ces musiciens. J’ai tout de suite
été sensible à cette musique, comme si elle était en moi depuis toujours.
Tu ne le caches pas, « Erang » est
le nom d’un personnage solitaire dont tu narres l’histoire à travers tes
différents efforts. Quelle est donc la véritable signification de ce nom, et
pourquoi l’avoir choisi ?
Erang est une
référence à mon histoire intime, à mon enfance. C’est la raison pour laquelle
ce projet m’est si cher et personnel. Il signifie beaucoup de choses pour moi,
trop personnelles pour être partagées ici.
Exactement, c’est de
la nostalgie pure mise en musique. Mais ce que j’aimerais, et que je souhaite
avec ma musique, c’est qu’elle relie chaque auditeur à son propre
« royaume perdu », quel qu’il soit. Chacun garde en soi des choses du
passé et de l’enfance, des personnes disparues (grands-parents, amis, etc.) des
objets ou des lieux où l’on ne retournera plus mais aussi des mythes anciens ou
des civilisations du passé : j’aimerais que ma musique permette à ceux qui
l’écoutent, de visiter à nouveau leur propre « Royaume d’Erang ». ça
ne veut pas du tout dire que je considère ma musique comme enfantine ou pour
les enfants, bien au contraire : il faut avoir vécu certaines choses,
certaines expériences, je pense, pour y être totalement sensible.
Y a-t-il quelque chose de particulier que
nous devrions savoir sur ce royaume, ou penses-tu, au contraire, que l’auditeur
doit laisser libre court à son imagination ?
Ce royaume est en
chacun de nous. Et, en ce qui concerne le mien et les titres de mes chansons,
j’aime laisser libre cours à l’imagination des auditeurs. A fortiori de nos
jours, où tout doit être connu et exposé dans les moindres détails. Certaines
choses sont plus belles dans l’ombre.
Avant la sortie de
« Another World, Another Time », tes quatre premières productions se
divisaient en « tomes ». Pourquoi s’être arrêté là, et que symbolise
cette quadrilogie ?
La division en Tomes
du début était une référence aux livres d’Heroic Fantasy et aux grandes sagas
qui peuvent se diviser ainsi. Mais arrivé au Tome IV, j’ai longuement réfléchi
au fait de continuer avec un Tome V. Je trouvais que de donner inlassablement
le nom de « Tome » à chaque album finissait par diminuer la force du
concept initial. J’ai donc voulu partir sur autre chose, d’autant que le son
général de « Another World, Another Time » était un peu différent des
précédents albums. Comme il s’agissait donc d’un renouveau, j’ai décidé de
donner à cet album le titre de mon tout premier morceau du Tome I, comme un
retour à zéro, un nouveau départ : « Another World, Another
Time ». De la même façon, « Casting The Ancient Spell Again » et
le nom du premier morceau du Tome II. Tout ceci créé un « réseau »
entre mes albums et mes morceaux dont les titres se répondent et se complètent,
tissant peu à peu les contours de mon univers.
Quelle thématique assez imposante pourrait
t’inspirer une nouvelle saga ?
Le fond d’Erang ne
changera jamais. Du moins, à ce jour, je ne le conçois pas et ne le souhaite
pas. Erang n’est pas quelque chose de « moderne » dans le mauvais
sens du terme : je ne cherche pas à être original à tout prix ou à
forcement inventer quelque chose de nouveau. J’essaye d’être sincère envers ce
que je suis. Après, sur la forme, je tâche toujours un petit peu de rajouter
ici ou là quelques éléments sonores nouveaux. Mais c’est toujours et avant tout
l’émotion qui me guide.
Si ma mémoire est bonne, Tome II a été
produit par Katabaz Records. Pourquoi cette collaboration a-t-elle pris
fin ? Recherches-tu un label, ou as-tu abandonné l’idée ?
Katabaz Records a
toujours été plus un groupe d’amis, quelque chose de familial, plutôt qu’un
réel label. Cela nous sert surtout à regrouper nos albums et à tenir informer
de nos sorties les gens qui nous suivent. Donc Katabaz Records n’a jamais
vraiment « produit » ni les premiers ni les derniers albums. C’est
vraiment quelque chose de familial, d’artisanal. C’est aussi pour ça que je
préfère garder le contrôle total sur ce que je fais. Mon but est de toucher un
maximum de gens avec ma musique mais pas à n’importe quel prix : en
faisant uniquement et totalement ce que je veux. Je ne gagne pas ma vie avec ma
musique, je suis donc libre et n’accepterais jamais de la compromettre. Après,
si un label est d’accord avec ça et me permet de toucher un maximum de gens, je
me poserais la question. Mais je n’irais pas courir après.
Pourquoi ne pas investir dans la sortie de
versions physiques de tes albums ? As-tu envisagé le financement
participatif ?
C’est justement en
cours. J’envisage dès que possible de faire une première sortie physique, sans
doute une grosse compilation mais ça reste à voir. Mais je voudrais vraiment
que cela soit un bel objet et quelque chose que les gens soient heureux de
posséder. J’y travaille pour le moment encore mais j’espère le sortir bientôt.
Les
trois derniers Tomes mettent en scène une silhouette encapuchonnée.
« Another World, Another Time »
et « Casting the Ancient Spell » voient apparaître la pâle
figure osseuse de ladite silhouette. Quel est donc ce personnage ? Est-il
le héros dont tu contes l’histoire, ou n’est-ce qu’une ombre mélancolique et
vagabonde ?
C’est à ce personnage
que font références certains morceaux et notamment « The Man With No
Face » sur le Tome IV. On pourrait effectivement dire qu’il s’agit du
fantôme du passé, l’ombre des jours anciens. Il symbolise ce qui n’est plus
mais qui pourtant vit encore. Il est l’âme d’Erang… Et là aussi, c’est encore
un moyen d’alimenter l’imagination de l’auditeur.
La pochette de « Casting the Ancient
Spell Again » est essentiellement centrée sur le visage du personnage
solitaire. Si ce n’est pas la première fois que l’on aperçoit son visage, nous
n’avions pas eu l’occasion d’apercevoir son regard, perdu vers l’horizon.
Après 6 efforts, où
en est ce personnage ? Penses-tu pouvoir continuer à développer son
image ?
J’aime l’idée d’un
fil conducteur entre les albums et, visuellement, ce personnage le symbolise.
Cela donne, je trouve, de la profondeur à l’univers musical dans lequel
j’évolue et sur lequel j’ai encore des choses à dire. Encore une fois, dans les
titres des morceaux aussi il y a des personnages ou des lieux récurrents :
le « Lonely Stone Giant » ou encore le « Underwater
Kingdom », reviennent parfois, déroulant leur histoire et celle du Royaume
d’Erang par la même occasion. Un auditeur curieux peut s’amuser à approfondir
ce jeu de piste entre les morceaux et les détails des pochettes.
« Das Dungeon Klavier » est un
hommage au Dungeon Synth des années 1990. Quelles formations de l’époque
recommanderais-tu à nos lecteurs ?
Les plus classiques
et connues sont pour moi les meilleures : Mortiis (et ses side
projects : Vond, Fata Morgana, etc.) et les 2 albums de prison de Burzum
(bien que sa musique me touche fortement, je tiens à préciser que je ne partage
pas sa vision politique) sont fantastiques. Ensuite, j’aime aussi beaucoup certains
titres de Depressive Silence.
Pourquoi pas, je ne
m’interdis rien. J’ai introduit les percussions et la batterie sur le Tome IV, donc
tout est possible. C’est aussi ce que j’adore dans le Dungeon Synth, du moins
dans la vision que j’en ai : c’est à la fois un style très codifié et qui
peut sembler se répéter alors que, créativement, pour ceux qui le souhaitent,
c’est d’une liberté quasi totale puisqu’il n’y a aucune véritable règle. Et
j’aime introduire de temps en temps quelques éléments nouveaux, tout en
conservant le même fond. Je travaille d’ailleurs sur un nouvel album qui
m’enthousiasme beaucoup, un vrai retour aux sources du Dungeon Synth tel que je
l’aime.
Il est incontestable que le Dungeon Synth est
un style plus axé sur la création d’ambiances fantastiques – renvoyant
notamment à l’ère médiévale – plus que sur le développement d’un message
chanté. Des morceaux tels que « Vampire
of the Souvenir » ainsi que « Years in the Mirror » se
démarquent donc par la présence d’une sombre voix éraillée. Quel est donc le
message véhiculé par ces chansons ? Peut-on qualifier « Casting the
Ancient Spell Again » de « concept-album » ?
« Casting The
Ancient Spell Again » n’est pas un concept-album… Mais on pourrait parler
de « concept-music » concernant l’ensemble de mes albums mis bout à
bout qui dessinent les contours du Royaume d’Erang. Néanmoins, sur cet album en
particulier, il est vrai qu’une thématique de la vieillesse et de la
décrépitude était voulue. « Vampire of the Souvenirs » exprime cette
idée d’un homme qui deviendrait « vampirisé » par ses souvenirs et
qui irait trop loin dans la nostalgie pour n’en garder que de la rancœur et de
la négativité. Les « paroles » de cette chanson ne sont dans aucune
langue connue, c’est de « l’Erangen », une langue imaginaire. Pour
« Years in the Mirror » il y a en revanche un texte en anglais. Cette
chanson parle du moment ou, lorsqu’on se regarde dans un miroir, on ne voit
plus seulement un visage mais toutes les années qui y sont passées et s’y sont
accrochées. Le morceau qui ouvre l’album donne d’ailleurs le ton « Alt und
Kalt » qui signifie en Allemand : « Vieux et Froid ».
Comme d’innombrables formations, l’univers de
Tolkien ne t’es pas indifférent. Tu as d’ailleurs consacré une courte compilation de trois titres inspirée par le Silmarillion (ndlr. Le Silmarillion
est une œuvre de Tolkien publiée à titre posthume. Elle retrace la genèse et
les premiers âges de la terre du milieu). Es-tu aussi inspiré par les travaux
d’Howard Shore, compositeur de la bande originale du Seigneur des
Anneaux ?
Là aussi, Tolkien est
lié à mon passé. Enfant, mon père me racontait le soir des passages de Bilbo et
du Seigneur des Anneaux. Concernant Howard Shore, même si j’adore la bande
originale du Seigneur des Anneaux ça n’est absolument pas une influence
musicale pour moi.
Si une grande partie de l’iconographie
d’Erang a gardé le même esprit, « Casting the Ancient
Spell Again » inaugure le sixième logo de ton projet. D’où vient ce
besoin récurent de changer la bannière d’Erang ? Est-ce une façon de
donner un caractère unique à chaque production ?
C’est un peu ça. A
travers mes visuels je cherche à faire la même chose qu’avec ma musique :
un univers connu mais qui évolue un peu à chaque fois, tout en restant fidèle à
ce qu’il est. Le nom d’Erang est pour moi plus fort que le logo qui le
représente. D’ailleurs je n’aime pas trop le terme « logo » qui fait
un peu marque de lessive. Chaque album a
sa personnalité, représentée à travers le dessin du mot « Erang » qui
change donc à chaque fois et continuera de changer.
Tu as récemment annoncé travailler sur un
split avec Lord Lovidicus. Si je ne me trompe pas, ce n’est pas votre première
collaboration. Un des morceaux de cette production sera le fruit d’un effort
commun. Penses-tu pouvoir nous dire en quoi ce travail d’équipe se démarquera
de tes productions habituelles ?
C’est surtout très
fun de travailler avec Lord Lovidicus qui est vraiment quelqu’un de sympa.
J’aime beaucoup sa musique et j’apprécie donc à chaque fois de travailler avec
lui. Il n’y aura pas de différence fondamentale avec mes productions
habituelles mais c’est très inspirant de se retrouver une nouvelle fois
ensemble. Et ça correspond à la musique que j’ai envie de faire en ce moment
pour mon prochain album.
Ta discographie compte déjà 7 efforts – ainsi
que quelques splits – enregistrés en moins de deux ans. Inutile de dire que tu
as un rythme de production assez conséquent. Ne crains-tu pas d’épuiser le
filon qui nourri Erang ?
Bien sûr, il y a des
fois ou l’inspiration n’est plus trop là donc je laisse les choses de côté en
attendant que cela revienne… mais Erang est une partie de moi et vit à travers
moi. Ça n’est pas juste un passe-temps ni un simple concept ou quelque chose
pour m’amuser, même si j’y prends du plaisir. C’est une partie de moi et tant
que je serais vivant, Erang le sera aussi et nourrira ma musique.
Le Webzine Scholomance remercie Erang de lui avoir accordé cette interview, et lui souhaite de continuer sur la voie nouvelle qu'il a tracé avec "Another World, Another Time". Vous retrouverez toute la discographie d'Erang sur son Bandcamp. Chaque album est fixé au prix symbolique de 2 €, l'occasion rêvée de découvrir cette formation si particulière. Si les mélodies oniriques du genre captivent votre attention, n'hésitez pas à visiter la page de Katabaz Records, ou encore celle de la Dungeon Lore Foundation.
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Propos recueillis par Waldo Losada
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