Les Rejetons d'Hassuna | Volume 1 : Introduction à la notion de "musique synesthésique" et les influences orientales dans la musique occidentale
Bienvenue à toi lecteur,
Ce nouveau dossier s'éclatera en une multitude d'articles en raison d'une publication toutes les trois semaines et ce pour une durée indéterminée. Il aura pour objectif de s'attarder sur la musique Metal au Moyen-Orient et ses caractéristiques. J'aborderai au fil des articles les influences historique, géographique, politique, sociétale et même religieuse des pays concernés ayant un impact sur ce genre de musique, souvent en contradiction avec les instances desdits Etats. Chaque publication s'articulera autour d'un groupe, d'un pays ou d'un axe de réflexion particulier avec pour but de développer un constat ou un questionnement à propos de la place d'un groupe ou de la musique Metal dans cette région du globe, ce qui peut souvent donner lieu à de virulentes incartades si on y fait pas gaffe. Je m'abstiendrai donc naturellement de dénigrer un système étatique ou toute décision politique et religieuse d'un pays tout au long de ce dossier. Je suis ici pour partager la scène Metal du Moyen/Proche-Orient très méconnue auprès du grand public et non pour enfoncer des portes ouvertes. Ceci étant dit, je te souhaite une bonne lecture et une bonne découverte.
I/ Quelques éléments de musique
En Occident, la musique se base sur un mode polyphonique (une des façons dont sont organisées les hauteurs, qui déterminent la mélodie et l'harmonie d'un son, et les tons d'une sonorité dans une optique de construction mélodique), c'est à dire une harmonie. Plusieurs instruments jouant en même temps et sur la même base rythmique leur composition, résultant sur une musique globale, caractérisée par toutes ces partitions différentes. Pour faire court, le tout est une espèce de fusion de plusieurs masses tonales.
En Orient, la musique se base globalement sur un mode monodique, c'est-à-dire que la musique est construite par plusieurs structures musicales jouées avec des différenciations d'intervalles. En gros, la mélodie principale est soutenue par d'autres mélodies qui ne sont pas calquées sur la même base tonale (et quelques fois pas la même base rythmique). Et c'est là que tout se joue, pour ainsi dire.
La composition musicale en Orient est structurée de manière presque synesthésique par un processus d’accommodation. L'organisation des notes se fait dans un rapport empathique avec un thème, une pensée fulgurante précise ou tout autre procédé qui permet de "caractériser" une note ou une mélodie. Ainsi, lorsque vous entendez pour la première fois un Saz (guitare turque), un Oud (mandoline arabe) ou un Nay (flûte orientale), vous assimilez tout de suite une consonance orientaliste, le sable, les palmiers, le soleil, les grandes plaines sauvages ou autre cadavre chrétien éventré au cimeterre et exposé aux chameaux zombies cannibales.
Avec la musique folklorique orientale, vous savez immédiatement à quelle culture l'associer, la "synesthésie musicale" désignant cet espèce d'automatisme d'assimilation tonale (processus d'accommodation) qui désigne une musique en tant que concept culturel et artistique d'un pays, d'une région ou d'un groupe social unique.
Par exemple, la bande originale composée par Jozef van Wissem pour le film Only Lovers Left Alive (2013) de Jim Jarmusch fonctionne selon le principe de "musique synesthésique". L'OST bénéficie d'une production mixte qui relient deux sphères musicales indépendantes les unes des autres (plusieurs sens) pour correspondre à la différenciation du monde occidental (Tom Hiddelston aka Adam aux Etats-Unis) et oriental (Tilda Swinton aka Eve au Maroc) avec des toniques opposées. D'un côté le chaos de la polyphonie occidentale et de l'autre la synthèse monodique orientale.
Avec l'avènement du partage populaire, ces manières de traiter la musique se démocratisent et en viennent à proposer la même chose lorsque l'originalité vient à s'effacer par surabondance de manifestations artistiques. Certains utilisent alors la "synesthésie musicale" comme fin en soi et non plus comme procédé artistique. Jeff van Dyck, compositeur canadien de musique de jeux vidéos, notamment connu pour son travail sur la série des Total War depuis Shogun, utilise pour le jeu Medieval : Total War la "synesthésie musicale" pour caractériser immédiatement la portion du monde qu'il souhaite illustrer. Les combats dans le désert sont ainsi rythmés par des percussions auxquelles s'ajoutent de temps à autre un instrument folklorique oriental tel que le Dombra (luth à manche long d'Asie Centrale).
Les directives du studio Creative Assembly à Jeff Dyck étant se qu'elles sont pour retranscrire au mieux l'ambiance du Moyen Orient et de l'Afrique Sub-Saharienne, ce n'est pas blasphème que de dépendre des caractéristiques propres à la musique dite orientale pour ces raisons. Mais certains groupes de musique assimilent trop naïvement ces touches musicales pour orienter leurs choix et en quelques sorte légitimer une adhésion à une culture pour le simple côté cool de la chose, ce qui s'applique également aux autres mouvements, musicaux ou non.
Mais la situation géographique d'un individu détermine obligatoirement sa culture maternelle de base (sauf circonstances exceptionnelles) et la musique folklorique est le meilleur moyen de créer une relation entre un pays et sa culture musicale. C'est le cas de Yat-Kha, un groupe de Folk Rock issu de Touva, à la frontière russo-mongole. Le chant diphtonique mongol (khöömei) étant un élément important de la culture musicale mongole, le groupe s'inspire de ces racines implantées dans le mode de vie des pays russes limitrophes à la Mongolie. La synesthésie est immédiate compte-tenu de ce type de chant extrêmement caractérisé et caractéristique.
Donc, pour résumer : la musique occidentale fonctionne comme le produit de plusieurs mélodies jouées par plusieurs instruments pour créer une mélodie globale avec un rythme et une intensité variable propre (harmonie). La musique orientale utilise des mélodies séparées par des intervalles d'unisson en décalage légers ou longs, qui forment donc une musique à plusieurs mélodies interposées (monodie). Le concept de "synesthésie musicale" c'est l'assimilation immédiate et quasi naturellement d'un son à une image que vous reliez à une culture, un pays ou tout autre structure sociétale dont elle serait en relation indirecte avec cette image et votre représentation des choses.
II/ Les influences orientales en occident : études de cas
Dans le Metal occidental, on tombe de temps en temps sur des petites touches musicales orientales (le plus souvent arabiques plus d'autre chose) incorporées à la multitude de mélodies dans la composition. On assiste alors à une sorte de mélange bâtard entre les deux propriétés fondamentales des musiques polyphoniques et monodiques, un résultat assez surprenant et souvent accrocheur grâce à de petits mélodies ou riffs qui attirent l'attention et peuvent donner une toute autre appréhension du morceau Metal à l'occidental à différents degrés selon les auditeurs.
Le One Man Band de Progressive Djent/Deathcore américain Shades of Black consacre lui toute sa dimension artistique à distiller des influences orientales (et byzantines) très marquées dans ses morceaux. Il dispense même quelques démonstrations dans ses vidéos sur sa chaîne Youtube "Zulegmat". La guitare et le clavier sont les instruments principaux qu'utilise Matt Zuleger pour ses compositions, mélangeant ainsi la puissance et la vitesse du Metal aux tonalités assimilées à la culture arabique et proche-orientale pour aboutir à un résultat technique non dénué de diversité due au point de contraste lié à ce mélange. On peut constater l'importance de certains accords et frètes particulières pour donner un son reconnaissable comme faisant partie du monde orientalo-arabique.
On peut voir encore une fois l'importance de ces choix de tonalités pour contribuer à l'assimilation. L'instrumentaliste américain de Djent Keith Merrow dans son titre "Spice Dealer" n'a besoin que de quelques accords pour nous mettre dans l'ambiance. Une simple pression du doigt sur toute la barre de fret et l'objectif est remplit. C'est là une concordance très évidente au vu du titre du morceau et du désir de Keith à le relier à une esthétique orientalisante.
Mais que serait un article comme celui-ci sans évoquer les géants de Nile, dont l'amour pour la civilisation égyptienne n'a de cesse de sévir depuis de nombreuses années. Il s'agit ici d'une formation artistique regroupée grâce à la thématique orientale plus que par inclinaison à la musique orientale elle-même, ou du moins à la pensée orientale musicale primaire. Dans leur composition, c'est surtout la lourdeur des instruments, les riffs de guitares et les danses infernales de la batterie qui prédominent. La mythologie et le bestiaire fantastique égyptien sont d'autres raisons d'aborder le monde oriental avec la manière occidentale de composer et de penser la musique Metal. Notons que le projet d'Ambient éponyme et alternatif du guitariste de Nile, Karl Sanders (dont vous pouvez retrouver la chronique du premier album ici), est d’obédience orientale plus marquée et permet à l'auteur de s'exprimer musicalement plus calmement et de s'éloigner un peu de la brutalité de Nile pour retranscrire avec plus de tempérance son intérêt pour la culture égyptienne.
The Voynich Code, groupe de Deathcore portugais, et Shokran, Deathcore/Djent russe, sont exclusivement versés dans une optique de mélange agressif entre Deathcore vif et influences orientales plus qu'assumées avec des touches épisodiques de synthé pour Voynich Code et de furieuses mélodies de guitares pour Shokran. Le premier groupe est beaucoup plus étouffant, le chanteur s'appuyant davantage sur la pesanteur de son growl screamé/scream growlé et l'accent oriental des guitares est plus bref mais tout à fait identifiable pour être remarqué, la composition globale étant davantage flanquée sur les entrées des nouvelles mélodies. Le résultat est un Deathcore assez corsé et puissant faisant la part belle à des tonales suffisamment orientées vers des sonorités évoquant la période pharaonique (00:25, 00:37 et 02:16). Shokran de son côté est beaucoup plus nerveux, versé dans une farandole de breakdows et de shreds. La guitare est le point névralgique du groupe, le principal investigateur de touches orientales implantées à la vivacité d'une composition engagé Djent avec de fortes marques Deathcore et Progressive Death Metal. Le clavier est ici plus prudent, il annonce l'arrivée de la guitare principale et ses démonstrations techniques, qui sont plus signalées par rapport à Voynich Code, la composition générale étant plus limpide pour mieux détacher la guitare soliste par rapport à la guitare rythmique et la batterie. Un album dôté d'une subtilité orientale bien ajustée avec la direction Djent de Shokran et des mélodies également revendiquées de la période de l’Égypte des pharaons (comme on peut le voir sur la pochette).
Le mélange des saveurs de l'orient à la polyphonie occidentale est pour certains groupes une occasion d'éviter le plat de la succession des mesures principales (couplets) d'un morceau, faisant ainsi office de distraction fantaisiste quant à la ligne de conduite optée pour le titre. Moonspell, pour sa chanson "Medusalem", utilise des chœurs orientaux comme entrée en matière, de légères nappes de claviers tempérés comme toile de fond du pré-refrain et des notes artificielles affiliées à la Darbouka (mandoline) pour pimenter un peu le début de solo.
Le groupe de Blackened Death espagnol Noctem, pour "Divinity", s'est surtout servit de son clavier pour instaurer un ton un peu plus épique et "chamanique" à son morceau (surtout à 0:33) mais dont les apparitions sont beaucoup trop diluées par les guitares pour être vraiment comptées comme des prises de position artistiques marquées.
"Slavocracy", le fameux titre des Suisses de Samael, a lui aussi son petit côté orientaliste par moment. Une mélodie de clavier en intro et début de couplet, les guitares dans des tons arabisant (0:40 et 01:38) et encore quelques notes de clavier juste avant le Pont, la rupture tonique avant le solo (02:06).
Et pour finir les grecs de SepticFlesh, avec leur héritage mixte, ont su implémenter quelques sonorités de cet acabit, surtout en conjonction avec la lourdeur de leur début de carrière (1994-1999). Sur le titre "Rain" de l'album "Esoptron" (1995), quelques passages mettent de côté l'Ouest pour se tourner vers l'autre côté des Dardanelles le temps d'une mélodie discrète (01:41).
III/ Conclusion et ouverture
Le Metal (ou la musique occidentale en général) et la musique orientale ont quelques concomitances. Elles se traduisent souvent par une intégration de cette fameuse monodie (structure à plusieurs mélodies en intervalles) couplée à la composition polyphonique (une harmonie composée de toute les mélodies simultanées des instruments) en 4 temps de l'Occident. La musique orientale a cette très forte connotation synesthésique qui est de relier un son ou une note à une image mentale reliée au monde musulmano-orientalo-arabique. Les artistes occidentaux et orientaux n’hésitent donc pas à user de cette "synesthésie musicale" pour renforcer leurs propos et leurs choix artistiques.
Ce dossier parlera de tout ce qui a trait aux groupes de Metal du Moyen-Orient, leurs caractéristiques, et à l'Histoire de ces pays-là. Certains groupes seront plus mis en avant que les autres, autour d'une thématique plus globale (religion, politique, place du Metal dans des pays aux lois sévères, etc...). J'espère que cette introduction ne t'aura pas rebuté cher lecteur, les prochains volumes seront débarrassés, ou du moins allégés, de toutes ces considérations techniques pour plus se concentrer sur des phénomènes musicaux et sociétaux.
Une page Facebook sur le Metal au Moyen-Orient a été créée pour l'occasion, jette-y donc une oreille.
Sana iyi günler !
Kalhan
Commentaires
Enregistrer un commentaire