Mad Marx: un mariage réussi entre cinéma post-apo, Black Metal et anarchisme... malgré Marx



« Malgré la dictature militaire et la censure de la presse, malgré la faillite de la social-démocratie, malgré la guerre fratricide, la lutte des classes ressort avec une force élémentaire de l’ « Union sacrée » et la solidarité internationale des ouvriers surgit des vapeurs sanglantes des champs de bataille. Non pas dans les tentatives faiblardes pour galvaniser artificiellement la vieille internationale, non pas dans les promesses qui sont renouvelées par-ci, par-là de faire à nouveau cause commune aussitôt que la guerre sera terminée. Non, c’est maintenant, pendant la guerre, et à partir de la guerre, qu’apparaît à nouveau, avec une force et une importance toutes nouvelles, le fait que les prolétaires de tous les pays ont un seul et même intérêt. »

Ces lignes du chapitre 8 de La crise de la social-démocratie, Rosa Luxembourg les écrivait alors que l’Europe était plongée dans un conflit mondial d'une extrême violence. L’apocalypse, vécue par les soldats sur les champs de bataille, ouvrait cependant des perspectives politiques pour les classes laborieuses des différentes nations ; moins de trois décennies plus tard, la seconde guerre mondiale nous faisait encore davantage ouvrir les yeux sur le potentiel destructeur d’un conflit généralisé pour l’humanité toute entière.

Mad Max et l’univers post-apocalyptique qui nous est décrit, dans lequel prend place la célèbre intrigue opposant des gangs de motards à des policiers (épisode 1) ou des pillards et des communautés autonomes (épisode 2), n’est donc pas si éloigné de la réalité dans la mesure où le chaos généralisé peut s’entrevoir depuis près d’un siècle. Sortie en 1979, cette redoutable expérience de pensée cinématographique, au-delà du futur qu’elle dépeint, n’insiste pourtant pas vraiment sur les causes politiques qui pourraient nous jeter dans les affres de cet avenir plus ou moins proche. Bien sûr, nous savons que les grandes puissances sont entrées en conflit pour des raisons économiques – la concurrence pour le marché du pétrole – mais Mad Max est loin d’être un film de propagande révolutionnaire. En fait, la vérité politique y est davantage montrée qu’elle n’est démontrée et proclamée… à la différence de la websérie Mad Marx.



On troque la moto contre un fauteuil roulant et ça donne Marx Le Fou, pilote hors pair de cet engin, acolyte et guide de Romane, qui après l’apocalypse se retrouve perdue à la recherche de sa soeur au beau milieu d’un monde méconnaissable, ravagé par la guerre et la misère… Un monde chaotique aux maîtres invisibles contre lesquels luttent des prolétaires éparses. Ces derniers sont aux prises avec les milices armées des capitalistes de Monopolis – encore un jeu de mot fameux - qui terrorisent une population locale semi-mutante, traumatisée par les radiations et matériellement en détresse. L’intrigue de départ est un écho de Mad Max – Fury Road et son ambiance d’holocauste nucléaire.

Cette première saison de quatre épisodes – en comptant l’épisode 0 qui pose les bases – est totalement autoproduite, Do-It-Yourself de bout en bout. Et le résultat, celui de trois ans de tournage, se révèle plutôt bluffant pour un projet qui a impliqué près de 200 personnes et une équipe qui n’avait presque aucune expérience en cinéma ni même de grandes connaissances académiques d'un point de vue technique. Si ce manque d’expérience se ressent quelquefois, si quelques erreurs auraient pu être évitées – notamment au niveau du casting des seconds rôles qui découle directement du processus de création de la série -, globalement l’impression est celle d’un projet solide fondé sur un concept passionnant, entre science-fiction, parodie et politique. L’esthétique choisie est assez ambitieuse pour une série inspirée d’un film d’actions puisque le rythme est souvent ralenti par de longs plans contemplatifs attirant l’œil sur l’environnement et le contexte des aventures de Romane et Marx, un contexte qui pèse lourdement sur la façon dont celles-ci se déroulent. Loin d’être un simple arrière-plan, le monde sinistré façonnant le destin des deux protagonistes fait lui-même l’objet d’une réflexion profonde. L’utilisation du noir et blanc accentue quant à elle l’esprit dramatique et mystérieux de cette websérie, la personnalité excentrique du « vieux » Marx en rajoutant à l’aura inquiétante des lieux (oui, le vieux Marx du synopsis se présente en fait sous des traits fort jeunes).

Mad Marx n’est pas à prendre à la légère d’un point de vue politique et bien que la série  soit loin de se réduire à cela. Il y a même beaucoup à dire – et à discuter – sur la façon dont les choses sont présentées. Cela va de soi que la série est parodique et que l’inexactitude y est nettement moins blâmable que dans un biopic ou un film historique plus ou moins romancé. Mais Karl Marx aurait sans doute été très critique et peu enthousiaste, même si, reconnaissons-le, le jeu de mot du titre est bien trouvé. Il n’a par exemple  jamais été un nostalgique des communautés autogérées, décrites par Marx Le Fou dans l’épisode 2 comme un « havre de paix », bien qu’étant conscient des limites intrinsèques à la notion de ZAD : c’est dans cet espace en apparence préservé que se diffusent les « idées consuméristes et sécuritaires ». Karl Marx n’a donc jamais eu confiance en de tels moyens de résistance et de lutte. Dans cette perspective, et sans enlever quoique ce soit à l’esprit révolutionnaire qui rythme la création et l’intrigue de cette série, la saison 1 se révèle légèrement trompeuse sur la théorie marxiste. Certes, c’est sans doute un effet du contenu parodique et humoristique de cette websérie, raison pour laquelle on me reprochera de manquer d’esprit de dérision.



A aucun moment de ces 4 épisodes n’est affirmée la nécessité de l’organisation politique des prolétaires en vue du renversement de l’ordre capitaliste, alors même que la lutte des classes a atteint son degré maximal. Karl Marx (le vrai), tirant les leçons de la Commune de Paris, militait quant à lui pour la constitution d’un Etat ouvrier – la dictature du prolétariat par opposition à la dictature de la bourgeoisie - sur les ruines de l’Etat bourgeois. C’est la bourgeoisie et la politique qu’elle mène contre les autres bourgeoisies nationales – une politique impérialiste résultant directement de l’économie de profits et de la dictature de classe – qui mène l’humanité au bord du gouffre, la planète avec. Au sein de la Première Internationale, Marx a toujours soutenu les inventions prolétariennes – institutions de coopération et pratiques de solidarité - sans pour autant perdre de vue l’horizon de la révolution d’ensemble de la société, divergence de taille avec la vision proudhonienne de la lutte contre le capitalisme. Cela l’a mené à combattre l’idée d’abolir l’Etat, les anarchistes étant selon lui incapables de comprendre sa nature même: comment concevoir une abolition de l’Etat alors même que la société reste malheureusement une société de classes, que la bourgeoisie expropriée cherche à reconquérir ce qu’elle a perdu ? Ainsi, selon Marx, l’Etat est l’expression d’intérêts politiques inconciliables et demeure nécessaire tant que la société reste aux prises avec de telles contradictions, même après le renversement des capitalistes. Il s’éteint de lui-même quand il est devenu une forme sans contenu, un organe sans fonction qui a perdu sa raison d’être. Par contraste, dans l’épisode 1, Marx Le Fou opère un raccourci énorme en parlant d’abolir l’Etat sans préciser que celui-ci n’est que le produit de contradictions de classes et que la finalité de la lutte est la fin des antagonismes sociaux … Plus proche d’un Malatesta ou d’un Kropotkine, donc.

Dans un esprit parodique, Karl Marx est donc grimé en communiste libertaire, un choix cohérent avec les artistes sélectionnés pour la bande originale cette première saison, le Red Anarchist Black Metal  (The Austrasian Goat), le Punk Hardcore (Nesseria) et même du Post-Metal ambiant (Bagarre Générale) y étant mis à l’honneur. Et, chose assez remarquable pour être mentionnée, l’épisode 0 contient un extrait d’un concert des Nantais de Stinkfist, ce qui reflète l’importance accordée à la musique par la réalisation de cette série. Visuellement, cette importance de l’ « esprit Black Metal » (du moins une certaine interprétation de l’ « essence » du style) se remarque par le corpse paint arboré par certains personnages, l’apparence cadavérique étant ici un symbole d’insoumission aux autorités morales et religieuses, servantes d’un ordre social archaïque et injuste. 




Concernant le RABM, la qualité de cette scène n’est plus à prouver. Il faut le clamer haut et fort car l’air se rembrunit : la progression de la popularité de certains groupes et de leur propagande politique dans les scènes de musique extrême n’est qu’un aspect d’un phénomène plus large, la montée des idées réactionnaires et de l’extrême droite dans de larges couches de la population. A cet égard, la présence de RABM dans la BO de cette série fait un bien fou, contribuant à diffuser un style dont le public et la scène se développent, en Amérique du Nord comme en Europe. L’anarchisme et le Black Metal ont ceci de commun qu’ils rejettent tous deux en bloc l’ordre établi, les normes imposées et l’élitisme se rattachant à ces valeurs, y opposant une totale liberté de l’individu face à une société dont celui-ci souhaite la ruine, et certains savent très bien exploiter cette corrélation en associant la brutalité et la radicalité du style à la fougue des thèses de Bakounine. The Austrasian Goat, en particulier, conjugue agressivité et passages ambiants contemplatifs, ces passages pouvant être interprétés comme une traduction de la force des idéaux qui guident la nécessité de l’action violente.

La première saison de Mad Marx me laisse donc une impression très positive, pour deux raisons. D’un point de vue purement artistique, elle se révèle surprenante en associant des éléments que l’on aurait difficilement pu imaginer se côtoyer. L’esprit parodique et la dimension humoristique de ces 4 épisodes se fondent bien avec une musique Black Metal réputée sérieuse, voire hermétique. Elle est aussi précieuse de par le message qu’elle semble nous laisser: si même dans le pire des enfers, alors que le prolétariat est brisé, désorganisé, la révolution peut être pensée et perçue comme un horizon atteignable, qui peut encore dire que nous ne sommes pas encore prêts, que les conditions ne peuvent pas être réunies ici et maintenant, avant l’abîme ?



Bibliographie:

Engels, F., L'Origine de la famille, de la propriété et de l'Etat, 1884, Bruxelles:  Ed. Tribord, 2003, 239 p.
Engels, F., Anti-Dühring (M.E. Dühring bouleverse la science), 1878, trad. Bottigelli, E., deuxième édition revue, Paris: Editions Sociales, 1956, 435 p.
Lénine, V. I., L'Etat et la révolution: la doctrine du marxisme sur l'Etat et les tâches du prolétariat dans la révolution, 1917, trad. Lévy, L., Paris: La Fabrique, 2012, 232 p.
Luxembourg, R., La crise de la social-démocratie, 1915, trad. Raynaud, R., Paris: Ed. de l'Altiplano, 2009, 289 p.
Marx, K., La guerre civile en France, 1871, trad. Chamayou, G., Paris: Ed. Mille et une nuits, 2007, 124 p.

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