Focus XIII : De la Noise en Chine à la Noise Chinoise



À la fois indépendante et perméable, la musique chinoise a toujours été au croisement des cultures et des traditions. L'importance du territoire et les nombreux échanges avec les pays voisins ont fait que la musique chinoise est empreinte de nombreux instruments et pensées. De la musique taoïste, bouddhiste ou encore mongole en passant par le Jazz des années 30, la Chine pouvait devenir le berceau culturel d'une nouvelle façon d’appréhender les musiques venues d'occident. C'est sans compter la révolution culturelle qui fit passer cet art au rang d'instrument de propagande et mit un frein à l'arrivée de nouvelles façons d’appréhender la musique. La chute du bloc soviétique et l'arrivée progressive de cassettes illégales a fait découvrir le Rock à une nouvelle jeunesse qui posait ses yeux loin des frontières. Avec l'ouverture progressive du pays, la Chine se tourna dans un premier temps vers les produits culturels nouveaux et de nombreux groupes de tous styles commencèrent à émerger – souvent copies de ce qui se faisait en occident – mais c'est avec l'arrivée d’internet à la fin des années 1990 et début 2000 que l'underground chinois découvre de nouvelles sonorités. Li Jianhong, pionnier de la musique avangardiste dans l'empire du milieu, devient une des première alternatives au Rock et au Metal qui se développent. Une nouvelle contre-culture s'expérimente sous des termes comme « experimental music » ou « experimental noise ». Ceux que le Rock n’affectait pas trouvaient enfin de nouveaux paysages sonores à explorer et expérimenter. Les premiers temps furent largement inspirés de la scène Japonaise, incontournable s'il en est dans le milieu expérimental / noise et Harsh Noise.

Dès les années 2000, la scène chinoise innove avec la création de la Buddha Machine (貝佛 / 贝佛 ). Si la scène Noise et plus largement industrielle s'est toujours singularisée par la création d’instruments particulier et singuliers, certains devenant des marques sonores de groupes. Le duo Pékinois/hongkongais FM3, regroupant Christiaan Virat et Zhang Jian (张荐) crée un lecteur de boucle sonore. Il s'agit d'un objet dérivé d'une découverte de Christiaan Virant. Lors d'une visite dans un temple ce dernier découvrit un lecteur de musique chinois qui psalmodiait des boucles de mélopées bouddhiques. L'artiste décida de l'adapter à son propre son, créant et commercialisant en 2005 sa Buddha Machine qui jouait en continu neuf boucles sonores qui durent de 5 à 40 secondes. Ces sonorités ambient rencontrent un franc succès avec plus de 50.000 appareils vendus deux ans après son arrivée, de quoi créer une nouvelle version. C'est l'artiste allemand Robert Henke – créateur du projet Monolake – qui fera évoluer ces nouveaux sons avec son album ''Layering Buddha'' et ses dix nouvelles pistes créées en « filtrant, modifiant la hauteur et superposant soit les boucles originales, soit de nouvelles boucles créées à partir de morceaux des originales. ». A la fin de cette même année sort le ''Jukebox Buddha'', un remix de l'album par de nombreux artistes dont les piliers de la musique Drone, Sunn O))).
La création de cet instrument marquera la scène locale mais aussi internationale, et sera aussi les débuts d'un son Noise proprement chinois.



Ces années verront aussi l'arrivée d'un des artistes qui structurera ce son et cette nouvelle scène. Yan Jun, compositeur/performeur Noise fondera le label Subjam Records ainsi que le plus gros festival expérimental chinois, le Mini-Midi Festival. Loin de s'arrêter là, l'artiste aux multiples facettes s’intéressera à l'étude de la musique chinoise contemporaine en sortant de nombreux livres sur le sujet, mais aussi en créant un lien entre l’écrit et la musique en collaborant par exemple avec le poète Hsia Yu créant ainsi « 7 Poems and Some Tinnitus », un mélange de poésie lue et de Noise Ambient. Continuant à se structurer en 2005 un nouveau label appelé NoJiji 的小站 (''pas de zizi'') voit le jour sous l’impulsion de l'artiste YangYang – membre du collectif musical anarchiste MaFeisan. Il offrira à ce nouveau son ce qui lui manquait, un lieu d'expression dédié avec le Little Raying Temple à Pékin. Loin de s'enfermer entre les quatre murs de leur temple, la Noise chinoise s'exporte comme le montre le China Express qui a eu lieu en Belgique et qui a vu passer la pianiste Wu Fei, Li Tie Qiao, multi-instrumentaliste free-jazz, le duo de noise-avant garde Shenggy ou Xiao He. Ou encore avec le label Franco-chinois WV Sorcerer Productions, qui permet de diffuser une partie de cette scène en occident.

NoJiji Records

À l'heure où la révolution de l'écriture était aux mains de l’empereur puis du gouvernement, qu'en est-il de cette nouvelle expression et façon d'écrire la musique ? Comment s'exprime concrètement cette expérimentation ? Une nouvelle facette de l'underground chinois est à explorer. La musique expérimentale étant surtout une musique performative et improvisée, il n'est pas aisé de trouver des albums au sens commun du terme. Se pose alors la question des productions à mettre en avant, des productions qui répondent aux caractéristiques vastes de la Noise. Vous trouverez dans les albums suivants, ce qui fut lors de mes recherches des œuvres qui se veulent parlantes, et qui exposent les différentes facettes de la scène Noise Chinoise.


Zhang ZhongShu - « Temple and jungle » (寺庙与丛林), Album 2009


« Temple and jungle » (寺庙与丛林) par Zhang ZhongShu est une œuvre douce et mélancolique. Elle s'inscrit dans le mouvement de la création de l'éléctroacoustique qui cherchent à recréer des paysages sonores. Les sons enregistrés cherchent ici à nous immerger totalement. Enregistrés dans des temples Zen, dans la forêt de Xishuangbanna ou encore au Laos et au Nepal, Zhang ZhongShu construit avec ces sons, ces bruits du quotidien, un environnement qui nous fait errer au gré des enchaînements. Écouter « Temple and jungle » c'est se préparer à un bouleversement environnemental mais aussi voir dans les sons du quotidien une nouvelle forme de conception du son et de la musique.

Le quotidien devient-il musical ? Même sans musique ? La musique folklorique et traditionnelle que l'on entend créée un réel dépaysement et s'inscrit dans la genèse même de la Noise qui voulait fonder une nouvelle idée de la musique à travers le quotidien. Enregistrer et travailler ces objets sonores leur permet de revêtir une nouvelle identité. Ils deviennent musique, la musique d'un quotidien. Ici, un quotidien Zen et introspectif où l'auditeur est invité à accompagner l'auteur dans des déambulations d'un monde sonore fantasmé, puisque ce monde n’existe qu'au travers d'enregistrements qui ne se seraient jamais rencontrés dans d'autres conditions.




Ong - « 擢五声 » et « 淫六律 », Album 2007


Ong est un collectif de musiciens avantgardistes qui a sorti en 2007 un double album, « 擢五声 » et « 淫六律 ». Ils s'inscrivent dans la pure tradition de l'improvisation Noise, mais mélangent instruments traditionnels, sons électroniques et enregistrements. Le résultat est déstabilisant, certains sons tellement proches du ressenti réel brouillent la frontière entre la musique et la réalité. La musique remplace par moment l'ambiance sonore de la réalité dans laquelle nous évoluons. Il aura fallu que je coupe plusieurs fois l'écoute pour me dire que le chat qui miaule n'est pas le mien mais bien dans l'enregistrement et il en va de même pour bon nombre d'autres éléments. Ong nous questionne sur la perception même de la musique et de la frontière qui existe entre l'écoute d'un album et l'écoute du monde. Ce questionnement se ressent d'autant plus que ces ''bruits'' du quotidien s'inscrivent dans des albums où les sonorités chinoises sont omniprésentes. Notre écoute n'est pas seulement focalisée sur le quotidien comme c'était le cas avec Zhang ZhongShu, ni totalement Noise au sens où il n'y a que des bruits électroniques et/ou instrumentaux.

Ong interpelle notre écoute et, à travers leur expérimentation, le monde qui nous entoure. C'est réellement se faire violence, se faire arracher du paysage sonore dans lequel on évolue pour s'y retrouver projeté l'instant d’après. C'est accepter que l'on se joue de notre écoute.







Heimatlos 無家 - « IX​.​MMXVI », Démo 2016


Heimatlos 無家 est un projet franco-chinois que vous avez pu déjà voir passer sur nos pages avec la sortie de leur premier démo au mois de Mars 2016. Il s'agit ici de leur second démo « IX​.​MMXVI ». Si elle fait suite aux précédentes œuvres citées c'est qu'elle est la synthèse et l'expression même de nombreuses idées apportées par Zhang ZhongShu et Ong. Il s'agit encore une fois d'une improvisation mais bien moins perturbante que « 擢五声 » et « 淫六律 ». Dans cette nouvelle démo, Heimatlos 無家 cherche a créer un paysage musical nouveau à partir de sons électroniques et d'instruments folklorique chinois. Là où Zhang ZhongShu le créé à partir de sons existants, le duo créée à partir de ses propres instruments et des chants. L’atmosphère se fait plus languissante et délicate se rapprochant des nappes musicales du Drone. Les inspirations taoïstes du chant et de l'instrumentation offre au tout une sérénité malsaine et occulte inspiré du Black Metal.

Plus « IX​.​MMXVI » s'écoule dans le temps d'écoute plus les influences deviennent perceptibles. Le duo puise en effet dans les sonorités du Drone et du Black pour les mettre au service d'une Noise ritualiste aux brumes poisseuses d'un temple occulte perdu dans une ruelle d'un taoïsme à la fois corrompu et enivrant. Heimatlos 無家 dépasse le concept initial de la Noise en la rendant perméable non pas à d'autre ''bruits'' mais à d'autres styles de musique notamment avec des guitares saturées et un chant Black, continuant ainsi le sillage qui détruit les frontières entre l'idée de créer du bruit ou de la musique.





Zaliva-D - « E.V.I.L », Album 2015


Après s'être adonné à l'EBM avec un premier EP, Zaliva-D a sorti en 2015 un premier album « E.V.I.L » entre Électro Noise et Ritual Dark Ambient. Caché derrière ce projet nous retrouvons le maître de la Dark Ambient ritualiste chinoise, Li Chao, aussi présent dans les formations Black Metal Heartless (DSBM) et Evilthorn 恶刺 (War Black). Les sons Électros / Noise ne sont plus improvisés mais réfléchis, chacun d'eux étant porteur d'une charge émotionnelle précise. La tension, l'angoisse, l'esprit ritualiste taoïste que l'on pouvait trouver dans Enemite sont ici manifestes. Les tempos deviennent des pulsions ésotériques qui se créent devant nous. Zaliva-D prend le désordre et le bruit de la Noise comme un moyen de montrer une nouvelle forme de ritualisation, une harmonie bruitiste.

« E.V.I.L » se libère des contraintes de la Noise et de la Dark Ambient. Pour cela la dissonance renforce les effet occultes et la Dark Ambient offre aux parties Noise une esthétique intrinsèque qui, loin de détruire les conceptions sonores, offre aux rituels taoïstes une nouvelle dimension émotionnelle. Dans sa façon d’appréhender la Noise, dans Zaliva-D, Li Chao utilise les bruits exactement comme des instruments de musique. Le bruit devient inhérent au rituel.




Baishui - « 聲動​:​拼圖 » (Sound in Motion: Puzzle Suite), Album 2016


« 聲動​:​拼圖 » (Sound in Motion: Puzzle Suite) est la seconde partie du projet de mouvement sonore de Baishui sorti en 2016. Il s'agit là encore d'une improvisation mais cette fois-ci le mélange se fait entre les bruits électroniques, une guitare sèche et des instruments folkloriques chinois. L’identité Noise se fait au travers de l'expérimentation qui en est faite. Les passages bruitistes côtoient des moments poétiques où la guitare se fait limite neo-folk, où les bruits du quotidiens portés par des touches expérimentales deviennent des moments de douceur insouciante. L'instant d'après notre cœur se serre, la Noise résonne dons notre corps et la tension devient palpable, immuable dans cet instant éphémère. Les paysages sonores nous font caresser le mouvement que Baishui donne à sa musique, un mouvement émotionnel.

L'effet en devient cinématographique. Le mélange des différents éléments, de ces différents stades émotionnels, est l'histoire de vies entières, d'instants singuliers et c'est dans cette démarche que l'improvisation prend tout son sens. L'enregistrement improvisé est lui même la captation de ces instants fugaces et uniques, portés par des émotions propres et uniques au moment présent. Il s'agit à la fois d'extériorisation et d'introspection de l'âme humaine. Les instants ne composent plus la musique mais la musique créé l'instant.





Au travers de ces quelques œuvres nous avons cherché à dégager la personnalité d'une scène Noise typiquement chinoise. C’est pour cela que la Harsh Noise chinoise n'a pas été évoquée car elle s'inscrit dans une tradition et une conception classique de la Harsh Noise comme c'est le cas pour K.M.K.M.K et Mei Zhiyong (梅志勇). De plus la Harsh Noise ne prend son expression complète que lorsque les textures sonores deviennent performatives, l'écoute et son analyse en sont physiques et non littéraires. Au même titre que la Harsh Noise, s'y intéresser et écrire c'est placer les mots qui nous viennent à l'esprit sans lien de façon impulsive.

En ce qui concerne son expression en tant que Noise chinoise, la scène a su en une petite décennie s'inscrire autant sur son territoire qu'à l'étranger en gardant personnalité et indépendance.
Pour exprimer cette idée quoi de mieux que de la comparer à une version plus libérale d'elle même ? Je parle ici de Taiwan. Scène prolifique s'il en est, avec 破地獄 Scattered Purgatory, 落差草原 WWWW (Prairie WWWW) ou le projet solo de Lui Jiachi. Si nous retrouvons de nombreux éléments similaires, comme l'utilisation d’éléments taoïste ou même d'instruments et de chant folkloriques. L'expression musicale Noise n'a pas le même impacte politique et social au sein de la scène Noise mondiale. En effet si le projet solo de Lui Jiachi est signé sur le label indépendant WV Sorcerer, les deux autres groupes et toutes leurs production sont signées chez Guruguru Brain  Records, label japonais. Bien qu'étranger le pays du soleil levant garde encore en partie son hégémonie sur les productions Noise d'Asie.

La Noise chinoise devient une forme de contre-culture au sein même de la scène Noise mondiale en revalorisant un territoire et en se structurant autour de labels, de lieux et de personnalités au même titre que d'autres mondes de l'art, elle créé son propre circuit et le développe également à l'étranger. S'il est question ici d'autre forme d'art c'est que à l’instar de l'artiste chinois, Xu Bing 徐冰 qui crée pour son œuvre Tianshu 天書 (A Book from the Sky) quatre mille caractères inédits, la scène Noise chinoise utilise des formes d'expressions existantes, musicales ou non, pour renouveler les codes à travers de nouvelles significations. Cette modification du paradigme prend toute sa dimension lorsque l'on sait que seuls les empereur créent des caractères totalement nouveaux. Même si il s'agit pour l'artiste plasticien d'une remise en question du pouvoir chinois, le parallèle avec la création d'un son Noise défini comme chinois est aisé, les caractères se transposent au son. Les albums qui ont été mis en avant modifient subtilement la réalité.

L'inquiétude du pouvoir face à la création d'une nouvelle forme d'expression d'une jeunesse imprégnée des nouvelles technologies, évoquée par l'anthropologue Gladys Chicharro, sont les facteurs créateurs et mutagènes des « dénominations correctes ». Au même titre, la Noise chinoise est l'expression de cette nouvelle forme créative. En effet sa découverte par le milieu underground local est du à la démocratisation d'internet, son émergence peut être vue comme un « nouveau sujet qui échappe à l’État ».


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Auteur: Morgan
Dessin: NM 

SOURCES :

Articles, livres, interviews: 
  • TAN, Xue, « China's Experimental Music Pioneers Are Moving West », The Creators Projets, VICE, 2011. URL: http://bit.ly/2gp1Wyg
  • FERMONT, Cédric, « Une singularité au sein de la musique noise d'Afrique et d'Asie »,  Les presses du réels, 2010. URL: http://syrphe.com
  • RAIBAUD.Yves « « Comment la musique vient-elle au territoire ? » », Volume !, 5 : 2 | 2006, mis en ligne le 15 septembre 2009. URL : http://volume.revues.org/586
  • LAUWAERT Françoise (2015). Puissance et pouvoir de l'écriture chinoise. Bruxelles, Belgique : Académie Royale de Belgique, Collection L'académie en poche. 149 p.
  • VINO, Luc, « L’underground chinois débarque en Belgique », A la recherche des sons perdus, Le Monde, 2016. URL: http://bit.ly/2gzydWS
  • MAI Mai et CHENG Xu, « Les Enfants Terrible: Chinese noise artists », Time Out Shanghai, 2016. URL: http://bit.ly/2gsu3ld
  • FRANK, Joshua, « Howling into Harmony: Noise Music in China », Discoalt, 2011. URL: http://bit.ly/2hiY5ar
  • PETTIS, Michael et FEOLA Josh,  « Noise Guitars and Rock Scene Remake Chinese Culture »,  Observer, 2015. URL: http://bit.ly/2gzKDhr
  • PETTIS, Michael et FEOLA Josh,  « The Gentrification of Beijing’s Hutongs Is Evident in Music »,  Observer, 2016. URL: http://bit.ly/2hd4Jic
沈若潭 et Lu Jiachi

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