Article | Le noir n'est pas une couleur : le Black Metal est mort. Ou plutôt: il n'a jamais existé



  • La dilution de la rationalité devient elle-même rationalité (Theodor Adorno, Minima Moralia)

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Cet article est dans la continuité du tout premier paru sur ce Blog et fait également écho à une interview publiée sur un webzine spécialisé, où le groupe Ulver, l’un des précurseurs du Black Metal et de la Dark Folk et aujourd’hui monument du rock progressif, expliquait que le Black Metal est mort (1). Ce constat m’avait interpellé au point que j’ai posé la question à Niklas Kvarforth, chanteur et créateur du groupe de DSBM (Depressive Suicidal Black Metal) Shining ce qu’est son opinion à ce sujet, ce à quoi il m’a répondu que non seulement le Black Metal est mort, mais par ailleurs, il n’a jamais existé (2). Cet article doit alors tout simplement donner quelques points de repères pour répondre à cette problématique qui, je suppose, apostrophe les amateurs du genre.





La première chose remarquable dans le Black Metal c’est la volonté de détruire tout concept issu de la société institutionnalisée ce qui se traduit par le postulat du néant. Je m’explique, et il faut tout d’abord rappeler rapidement quelques réflexions philosophiques sur l’art, notamment à l’aube du XIXe siècle, qui concerne plus particulièrement l’idéologie actuelle du Black Metal. Schiller, Kant, Hegel expliquent que l’art est un absolu universel, une transcription parfaite de la nature, une sublimation de la vie, qui amène l’homme à se positionner, dans le moment artistique, comme l’égal du divin. Or, ce moment est suspendu et pour citer Schiller « à l’état esthétique, l’homme est donc un néant » (Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme). Cette idée sera reprise par plusieurs auteurs, on pense notamment à Baudelaire, qui dans les Paradis Artificiels perçoit une catatonie certes ataraxique mais également paralysante lorsqu’on est dans un état second. En Allemagne, c’est surtout un certain Nietzsche qui est dans la continuité de ces réflexions. Parler de Nietzsche n’est pas anodin lorsqu’on évoque le Black Metal, dans la mesure où il est souvent (trop souvent) cité comme une référence littéraire de nombreux groupes du genre, qui s’appuient principalement sur ses théories sur le nihilisme. Sans rentrer dans les détails, le nihilisme est, d’après la définition du TLFO, la « doctrine selon laquelle rien n’existe au sens absolu; négation de toute réalité substantielle, de toute croyance ». Dans un sens, cela contredit les idéalistes autour de Schiller, détruisant par la même l’idée d’un absolu, mais dans un autre cela confirme également l’état de léthargie dans lequel se retrouve le récepteur, le concept de l’art étant réduit à néant, à une simple évocation, un rêve que l’on ne peut atteindre. De manière très schématique on a alors deux concepts qui sont à la fois antagoniques et complémentaires: le nihilisme et la volonté de puissance, idée qui est au départ de l’ouvrage posthume du même titre de Nietzsche. Le Black Metal postule les deux, il décrit à travers des thèmes divers tels que la mort, le chaos, l’apocalypse, la volonté de détruire le monde en son état par une force supérieure, l’action en elle même, c’est à dire dans notre cas la musique, étant un symbole de puissance en vue d’une destruction massive. Or, en érigeant la volonté de puissance qui est en soi une volonté de néant absolu au statut de concept suprême, le Black Metal n’est plus, où plutôt n’a jamais été et l’on peut en effet rejoindre les paroles d’Ulver et de Shining. Ou plutôt: le Black Metal est dès ses débuts dans les années 1990, une aporie, c’est à dire une contradiction insoluble dans un raisonnement. Il veut atteindre l’absolu en détruisant tout. Cet antagonisme profond entre le refus de l’idéal – convaincu que la prétendu déchéance progressive du monde offre assez de matière pour cultiver un art – et la mise en oeuvre implicite d’un idéal, celui d’un monde autre que celui qui se présente à nous, s’annule pour finalement se résoudre dans un vide abyssale.

On peut ajouter un autre aspect à cette conséquence d’immobilité en s’appuyant sur effet de style employé par de nombreux artistes, celui de la métaphore, qui est l’un des moteurs de l’évolution (!) d’une langue. Or le Black Metal en est souvent dépourvu, car il refuse justement ce monde métaphorisé et donc en quelque sorte idéalisé au profit d’émotions immédiates. La musique et les textes sont connexes, le black métalleux crie le chaos, joue le chaos, la musique est froide, brute, comme le chaos. J’ai toujours trouvé cela fascinant, cette immédiateté des sentiments, mais aujourd’hui je me pose la question si ce n’est pas l’un des critères de la déchéance du genre dans la meure où tout mouvement artistique ne peut être dépourvu soit du virtuel, soit de l’actuel. Les deux doivent coexister pour former un ensemble universel. Or, le refus de la métaphore, c’est le refus de prendre part à un acte créatif plus vaste. Prenons un exemple inverse, celui des Pink Floyd, L’un des thèmes phares du groupe est l’absence. Or, lorsqu’on écoute leur musique, il y a certes une nostalgie d’un ailleurs et d’un autre, mais la composition est tellement riche et profonde, que les métaphores sur l’absence sont bien plus complexes qu’une simple image, il s’agit d’un affrontement constant entre un ici et un là-bas, entre l’immédiat et le médiat. Cette confrontation constante entre le thème premier et de sa mise en oeuvre procure aux sons une ambiance d’étonnant apaisement dans la douleur, là ou le Black Metal n’est que douleur en soi, postulant irrémédiablement l’impossible résolution de l’agonie première. En ne dépassant jamais ce stade premier, le Black Metal a très vite été limité et l’évolution évoquée au départ devient caduque.



En faisant l’apologie de la destruction le Black Metal s’oppose donc farouchement aux règles, aux lois en vigeur, à l’état d’esprit général de notre époque. Le deuxième point qu’il faut alors évoquer ici, c’est la confrontation entre la société libérale, la société de consommation, et un Black Metal qui, comme nous l’avons vu, souhaite en découdre avec l’ordre dominant par sa destruction violente. On peut partir du constat que le Black Metal se veut alternatif, peut être même supérieur à la culture que l’on pourrait designer comme institutionnelle. C’est justement la volonté de puissance. Or, le Black Metal n’est pas alternatif, faute au libéralisme avancé, qui exclue toute nouveauté et ne créer qu’une culture de masse, ce dont je faisais référence dans le tout premier article. Nous faisons face à une chosification du monde qui s’étend jusqu’aux espaces culturels hors normes, chaotiques. C’est le sens de la citation de Theodor Adorno qui se trouve en exergue de cet article. Ce processus réflexif qui a pour but de sortir de la norme est déjà une rationalité normative et la glorification d’une culture alternative n’est que la résultante du système qui les crée. Nous arrivons alors dans un continuum sans fin avec une interdépendance entre institution et alternative dont le résultat est l’absence de tout changement. Le Black Metal est mort, Vive le Black Metal. Tels des rois, un groupe en suit un autre, sans jamais renouveler les codes, se sentant à tout moment supérieur des règles qui l’entourent au quotidien. Nous nous trouvons dans l’ère de la reproductibilité technique de l’art et le Black Metal n’y échappe pas. Il existe alors un danger non négligeable: Celui qui ne participe pas à la société risque en effet de se sentir supérieur aux autres et abuser de sa critique de la société comme idéologie pour son intérêt personnel. Le black métalleux devient alors en somme ce qu’il a voulu combattre: l’être corrompu. En ce sens, le Black Metal n’a jamais existé en tant que tel, comme les précurseurs ont voulu qu’il soit, dans la mesure où il n’est qu’un produit de la société de consommation. Immortal est un boysband comme les BB Brunes et Fadades le Lady Gaga métallique. Certes ils restent chacun dans leur boite sans jamais en sortir, mais répondent aux mêmes codes de marketing vis-à-vis de leur public respectif.

Pour conclure, Ulver et Shining n’avaient peut être pas si tort que ça. A part les groupes précurseurs, Satyricon, Burzum, Mayhem, Darkthrone le Black Metal n’a jamais vraiment existé ou n’a en tout cas pas dépassé le stade de l’idée ou de l’idéologie. La désintégration progressive de la scène Black Metal aujourd’hui, qui est une réalité, résulte de l’incapacité des groupes à sortir d’un moule et de leur volonté de destruction qui n’est pas en accord avec le monde dans lequel ils se trouvent. Il est d’ailleurs remarquable, que se soient les groupes les plus radicaux dans leur démarche qui trouve encore un public fidèle et à leur écoute. Certes ces groupes là n’émergeront surement jamais – le veulent-ils seulement? – mais leur attitude jusqu’au-boutiste est néanmoins à signaler, notamment pour la mise en oeuvre très concrète d’une alternative sociale. N’oublions pas qu’une société ne peut se construire qu’en proposant plusieurs réalité qui s’opposent. Il faut donc finalement nuancer cet article, notamment avec l’émergence de groupes dit de Post-Black Metal, qui allient consensus et extrémisme et qui ne sont plus dans la négation de toute chose, mais qui au contraire sont dans une réflexion bien moins superficielle et facile car bien plus métalinguistique que leurs prédécesseurs, et donc beaucoup plus riche, et la critique envers la société est bien moins monocorde qu’elle a pu sembler au départ. Finalement, le Black Metal, comme tremplin, a su faire émerger des groupes qui ont pour la plupart au fil du temps changé de style pour s’affirmer comme des chantres prolifiques.



(1) http://www.kogaionon.com/en/kogaionon-interviews/ulver

(2) http://www.scholomance-webzine.com/2014/01/interview-de-niklas-kvarforth-de-shining.html

Voir aussi: http://artzone-chronicles.fr/?p=780

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Auteur : Guillaume
Retrouvez ses articles sur : Anesthetize | L'Art de se Réveiller

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